Contes Contes faits et contes défaits

Contes Contes faits et contes défaits

photo de couverture et photos de chapitres: Jean-Marc Angelini (sauf mention contraire)

BONNE NUIT LES PETITS

BONNE NUIT LES PETITS


Voici le lieu du monde où tout devient enfant.
Charles PEGUY
Photo de Marie Wlody interprétée par Jean-Marc Angelini

Il avait trouvé une place d’aide auprès d’un Marchand de sable.
Dans la journée, sur la plage, au bord de la mer, il emplissait de grands sacs pour la quotidienne tournée. Il était ainsi devenu l’ami des coquillages, des petits crustacés, des poissons aux délicates couleurs, des rochers et des sirènes.
Le soir, à califourchon sur un rayon de lune, il partait avec son maître, et chacun accomplissait sa mission. Tandis que le Marchand jetait aux yeux des enfants la poudre vespérale qui les endormirait pour la nuit, lui, tout en chantant de douces mélodies, glissait dans leur sommeil des rêves enchantés.

Au crépuscule d’un soir d’été, il entra dans le songe d’une toute petite fille, Harmonie, en compagnie d’une sirène dont il s’était follement épris. Ils y vécurent heureux et eurent beaucoup de petites sirènes.

La cigale de la crèche

La cigale de la crèche

– « Qu’est-ce que c’est que tout ce bruit ? se disait la petite cigale.
Depuis 3 ans que je suis sous la terre, je n’ai jamais entendu pareil vacarme ».
En réalité, cette petite cigale n’était pas encore une cigale, mais seulement une larve de cigale.
Comme toutes les larves de cigales, elle était sortie d’un œuf pondu dans la fente d’un tronc d’olivier ; puis, tombée par terre, elle y avait creusé des tunnels.

Car les larves de cigales passent des années sous la surface du sol avant d’en ressortir, un jour d’août pour devenir cigale à part entière, s’envoler, striduler un été, et mourir…
Cette larve appartenait à la famille des cigales de 17 ans qui vivent dix-sept années dans la terre avant de se « cigaliser ».
Toutes les cigales du monde en faisaient autant à l’époque, car cette histoire se passait un 25 décembre, il y environ 2000 ans.

A Bethléem, la naissance de l’Enfant Jésus provoquait un chambardement prodigieux : les anges chantaient dans le ciel, les bergers arrivaient avec leurs troupeaux, l’âne et le bœuf soufflaient à n’en plus finir pour réchauffer le nouveau-né. Bref, toute la campagne était en émoi.
D’où tout ce bruit qui dérangeait la petite larve.
Comme elle était curieuse, avant de descendre plus profond pour n’être plus dérangée, elle tapa contre le plafond du tunnel :
– « Qu’est-ce que vous avez à faire tant de bruit ».
L’Ange Gabriel, qui était le chef d’orchestre des anges venus chanter pour le petit Jésus, comprenait le langage des larves de cigales.
Il répondit :
– « Nous fêtons la naissance de l’Enfant-Dieu.
– L’Enfant-Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ?
– Le Sauveur ! »
Un Sauveur ? il y avait de quoi faire réfléchir une larve de cigale.
– « Et si j’allais le saluer, moi aussi ? »
Son instinct lui disait : – « Ne fais pas ça. C’est le plein hiver, il fait froid, tu mourras ! D’ailleurs, tu ne dois sortir que dans 14 ans. »
Elle hésitait. Un Enfant-Dieu, un Sauveur, ça méritait le risque.
Alors, elle creusa un nouveau tunnel vers le haut, elle sortit de terre, minuscule ver blanc grelottant, et elle suivit les bergers et leurs troupeaux.
Elle arriva dans la crèche où elle trouva Marie, Joseph, le bœuf, l’âne, d’autres bergers, d’autres agneaux, et le petit Jésus bien sûr.
Personne ne l’a vue, que voulez-vous, elle était si petite… C’est pour cela qu’on n’en a jamais parlé.
Personne ne l’a vue, sauf l’Ange Gabriel :
– « Tu as risqué ta vie pour honorer Jésus, lui dit-il. En récompense, toi et toutes tes pareilles, vous deviendrez cigales après 3 ans sous terre seulement au lieu de 17 » .

Et c’est ainsi que nos cigales, celles d’Europe, d’Asie et d’Afrique, devinrent de vraies cigales après 3 ans dans la terre. Toutes, sauf celles du Mexique, qui, elles, y restent encore 17 ans. Pourquoi ? Parce que le Mexique est en Amérique, que l’Amérique n’était pas encore découverte et qu’en conséquence, la récompense de l’Ange Gabriel ne les concernait pas.

Naufrage

Naufrage

Lafeuille a le moral à zéro. Son poisson rouge tourne en rond depuis plusieurs jours. Ça finit par lui donner le tournis. En outre, il s’interroge : l’animal est-il souffrant, s’amuse-t-il, ou se moque-t-il effrontément de lui ? ? ?
Il se perd en conjectures. Et son entourage avec, par la même occasion.
Cet être fragile va-t-il pouvoir faire face à un tel événement ? Rien n’est moins sûr.
Le bonhomme se demande s’il n’est pas victime des agissements sournois de sa femme de ménage. Il a remarqué plusieurs fois déjà ces derniers temps qu’elle ne rate jamais une occasion de lui jouer un vilain tour.
Il affirme ignorer les raisons profondes de ce comportement qui confine à la cruauté mentale. C’est troublant. N’aurait-elle pas, subrepticement, versé quelques gouttes d’alcool dans l’eau du récipient où vit l’innocent vertébré aquatique, saoulant ainsi une honorable bête sans défense pour l’empêcher de nager droit ? Ceci, naturellement, dans l’intention évidente de saper le moral de son pauvre employeur qui pourtant a accepté sans hésitation aucune de la déclarer au CESU. Hypothèse d’autant plus crédible que la teinte du brave carassin vire au cramoisi. Une vraie tête d’ivrogne agrémentée d’un regard vaguement et, parfois même, méchamment vitreux. Pourvu qu’il ne s’agisse pas d’un alcoolique de type maniaco-agressif.
Lafeuille va-t-il devoir en découdre avec l’inquiétante technicienne de surface qui entretient son home et dont le profil fait irrésistiblement penser à un poisson-chat ?

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Il faut se rendre à l’évidence : le poisson rouge n’avait pas bu. Si tel avait été le cas, en effet, il serait maintenant dégrisé. Or, il tourne toujours, et cela sous l’œil amusé de la maritorne.
La raison de Lafeuille montre des signes de faiblesse qui ne laissent pas d’inquiéter ses proches. Il fait peine à voir. Il s’est mis à insulter plusieurs fois par jour son cyprin en des termes où le malséant le dispute à l’ordurier. Jamais personne n’avait entendu traiter un poisson rouge avec autant de méchanceté et de basse vulgarité. L’animal, muet comme une carpe, fait comme s’il ne se rendait compte de rien. Il laisse pisser le mérinos. Il a adopté une attitude empreinte dignité d’où n’est point exempte, toutefois, une certaine morgue. Et il continue à tourner. Il est vrai qu’en la circonstance, c’est sans doute ce qu’il a de mieux à faire. Car inutile d’envenimer encore une situation déjà suffisamment tendue.
Les poils de Lafeuille sont de plus en plus hérissés. Il ressemble chaque jours davantage à un porc-épic. C’est là le seul piquant de l’affaire.

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Le poisson rouge tourne, le poisson-chat ricane dans sa barbe ( on en arrive parfois à douter de sa tempérance ), le porc-épic ne décolère pas. Sans jeu de mots facile, car personne n’a le cœur à plaisanter devant les extravagances de cet être pantelant, le malheureux finit par faire penser à un grand porc épique… Affligeant…

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On avait cru enfin trouver un début d’explication : le récipient dans lequel évoluait jusque-là le modeste cyprinidé est de forme sphérique. Lafeuille, sur les conseils de son kiné, l’a immergé dans un bocal rectangulaire. Peine perdue. Le poisson a arrondi les angles et il continue à tourner. On dirait qu’il ne prend aucun repos. Infatigable. Il tourne sans arrêt. La raison de Lafeuille chancelle. Il semble en proie à une terrible angoisse existentielle. On ne le laisse désormais plus seul avec le poisson. On a peur en effet que dans un instant de complet égarement, il n’attente à ses jours en se précipitant dans le bocal.

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 » Et pourtant, il tourne !  » a-t-il déclaré l’autre matin à sa crémière alors que celle-ci essayait de le réconforter.

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Le pauvre homme ne peut plus voir l’eau. Même en peinture. On a dû remiser au grenier toutes les marines qui égayaient les murs de son salon.

Pour faire bon poids, la camériste n’a rien trouvé de mieux que de pousser, à longueur de temps, d’interminables rires en cascade. Et par-dessus le marché, il pleut des cordes. Tout cela met les nerfs de Lafeuille à rude épreuve.
Bref, le climat ambiant est à la tempête.
Le malade a pris rendez-vous avec un vétérinaire. C’est ce qu’il aurait dû faire dès le début de cette lamentable affaire. Mais l’homme de l’art va-t-il soigner le poisson rouge ou le porc épique ? Les deux sans doute. Du moins tout le monde l’espère…

Le vétérinaire a fait connaître ses conclusions :
Si le poisson tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, c’est, soit qu’il veut rattraper le temps perdu, soit qu’il cherche à en accélérer la fuite. Dans les deux cas, les rotations seront sans cesse plus rapides, et quoi qu’il en soit, il faut se faire une raison, elles ne cesseront plus. S’il tourne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, c’est que, nostalgique de sa prime enfance, il désire remonter le temps, et si il y parvient, Lafeuille risque,un de ces quatre matins, de se retrouver face à un minuscule alevin qui ne retiendrait même pas l’attention du plus falot des hérons. Et chacun pense que cela ne pourrait qu’aggraver la situation.

 » – Peut-être aussi, curieux comme une vieille chatte, ce bizarre cyprinidé veut-il ne rien perdre de ce qui se passe autour de lui. Ainsi tournerait-il tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, a ajouté le vétérinaire qui a conclu, mais ce qui est certain, c’est qu’il y a quelque chose en effet qui ne tourne pas rond. Et ce n’est évidemment pas le poisson.  »

Cette affirmation a empli Lafeuille de perplexité.

Le poisson-chat a été transporté d’urgence à l’hôpital à la suite d’un rire en cascade particulièrement éprouvant. Il a failli y noyer son dernier souffle.

Finalement, la perspicacité du vétérinaire a été prise en défaut. Il n’avait soigné ni le poisson rouge ni le porc épique et s’était contenté d’émettre un diagnostic. Faux, d’ailleurs. En désespoir de cause, on a consulté un psychiatre qui, lui, n’a pas hésité une seconde : il s’agit, en réalité, d’un étrange cas de dédoublement de la personnalité : le poisson rouge se prend pour un cheval de bois. Type hippocampe évidemment. Il est en analyse. Lafeuille, complètement désarçonné, passe ses journées à Lunapark, à faire des tours de manège.

Quant au véto, il tourne en bourrique.

Enfance, mon amour (la queue de cochon)

Enfance, mon amour

Au premier étage de la villa que nous habitions vivait une fillette avec sa mère et sa grand-mère. Elle se prénommait Liliane et elle avait un an de moins que moi. La mixité quotidienne était loin, on le sait, de ce qu’elle est devenue depuis. Il y avait les écoles de garçons et les écoles de filles. Il était hors de question de mélanger les sexes, dans les structures et dans les organismes officiels tout au moins. Cet état de fait excitait on s’en doute une curiosité latente chez les enfants, et peut-être surtout chez les garçons, notamment chez ceux qui n’avaient pas de sœur à la maison et qui auraient bien voulu en savoir un peu plus sur les tenants et les aboutissants du sexe opposé. Or, il y avait à Bourg-en-Bresse un cours d’eau, la Reyssouze, et sur ses rives, un endroit aménagé pour les baignades estivales. Nous nous y rendions parfois avec mon jeune frère en compagnie de Liliane et de sa mère ou de sa grand-mère. Un après-midi, la petite se déshabillait dans une cabine dont elle avait laissé ( pur hasard ? )la porte ouverte. Je passais par là et ( incidemment ?) mes yeux s’égarèrent dans sa direction . Je ne fus qu’à demi surpris, car je m’en doutais depuis pas mal de temps déjà, mais j’en avais maintenant la certitude : incontestablement, il manquait quelque chose à Liliane!
Je ne sus pas pourquoi, mais j’en fus tout émoustillé…
Et je n’ai jamais su pourquoi ce lieu de baignade, bien agréable ma foi, avait un si drôle de nom. Il s’appelait  » La Queue de cochon « .

Bon appétit

Bon appétit

On l’appelait « Bon appétit ».

C’était un bûcheron piémontais venu pour travailler quelque temps dans les forêts des environs,lorsqu’il avait vingt ans et qui, ayant connu une fille du village, n’en était plus parti.
On l’appelait « Bon appétit » parce que quelle que soit l’heure à laquelle on le rencontrait, en guise de salut, il vous disait « Bon appétit ».
Et quand quelque chose frappait son attention, c’était encore ces mots qui lui servaient d’exclamation.
Sans doute lors de son arrivée dans le village furent-ils parmi les premiers qui lui permirent d’échanger quelques paroles avec les gens du coin.
Et puis, cela ressemble à l’expression piémontaise  » Buon app’titt  » qui a la même signification que notre « Bon appétit ».

Quand, pour la fête du village, avait lieu à la sortie de la grand’messe la cérémonie du souvenir devant le Monument aux Morts,
« Bon appétit » était au premier rang de l’assemblée, mis sur son trente et un, cravate et costume bleus, chapeau à la main.
Et quand le maire prenait la parole pour le discours d’usage, « Bon appétit  » commençait à renifler; reniflements très espacés d’abord, discrets.
Puis ils devenaient de plus en plus fréquents… et sonores.

Quand l’allocution du premier magistrat se terminait, quelques jeunes gens lui apportaient une gerbe de fleurs qu’il déposait devant la stèle.
Et invariablement, à cet instant précis, dans le silence troublé seulement par le torrent qui coule quelques dizaines de mètres en contrebas,
invariablement, « Bon appétit » éclatait en sanglots.

Ceux du village, habitués, ne s’en étonnaient plus le moins du monde.
Ceux qui passaient par là pour la première fois étaient un peu surpris.
Les enfants ouvraient de grands yeux, les jeunes gens souriaient.
Puis, la cérémonie terminée, de petits groupes se formaient, et chacun prenait le chemin de la mairie pour se rendre à l’apéritif offert par la Municipalité.
« Bon appétit » séchait ses larmes, et on le retrouvait quelques instants après verre en main et sourire aux lèvres.
Ensuite, il s’en retournait chez lui sans omettre de souhaiter un bon appétit à tous ceux qui se trouvaient sur son passage.

Pourquoi cette scène tragi-comique se répétait-elle chaque année avec une telle régularité ?
Pensait-il, à l’occasion de cette cérémonie, à tous ceux dont la vie s’était brusquement et cruellement arrêtée ?
Était-il plus simplement d’une extrême sensibilité ?

« Bon appétit » est mort.
La cérémonie est toujours empreinte de beaucoup de dignité.
Mais au moment du dépôt de la gerbe, et avant la sonnerie  » Aux Morts « ,
dans le silence seulement troublé par les eaux de la Tinée qui coulent à quelques mètres de là,
l’émotion n’est plus tout à fait ce qu’elle était.
Il y manque à jamais les sanglots de « Bon appétit » qui furent un peu, l’espace d’un instant, comme les larmes versées dans le monde et de tout temps sur les morts absurdes.

Jean-Louis Layrac

JOLI MAI

Joli mai

Il y avait autrefois dans un petit vallon enfoui non loin de Nice un temple dédié à Cybèle, déesse de la terre, et non loin de ce temple, un laghetto, un petit lac.
Des jeunes filles s’occupaient de l’entretien du temple. Et elles avaient dû pour cela, c’était indispensable, faire vœu de chasteté.
Un jour, l’une d’entre elles, Phyllis, remarqua dans les environs de ce temple un jeune pâtre au profil grec qui avait nom Ambroïsus. Alors, elle ne tarda guère à jeter son bonnet, phrygien bien évidemment, par-dessus les moulins qui n’existaient pas encore, et qui d’ailleurs n’ont sans doute jamais existé dans ce vallon.
Un matin, les jeunes gens, penchés sur l’eau du lac regardaient leurs yeux se confondre dans le miroir de l’onde. Une autre image tout à coup s’y refléta, qui venait de plus haut. Phyllis y reconnut sans peine, mais non sans peur, le visage de Cybèle. Bientôt, la déesse apparut toute entière aux amoureux et elle entra dans un profond courroux. Elle ne manqua pas de rappeler à Phyllis ce à quoi celle-ci s’était engagée en acceptant de la servir. La pauvre fille en fut épouvantée. Et Cybèle, quand elle eut fini d’exprimer ses reproches, imagina un châtiment bien sévère, puisqu’elle changea sans plus attendre la jeune fille en hirondelle.
Ambroïsus resta d’abord pétrifié. Mais quand l’hirondelle s’envola, il se mit à la poursuivre. Et alors qu’il arrivait sur un rocher, une flèche, lancée par la déesse, le laissa là, sur place, métamorphosé lui aussi, mais en un arbre, un pin.
Et depuis, à chaque aurore, les branches de cet arbre dont les racines plongent dans le calcaire, s’agitent, se tendent comme des bras qui supplient. Il paraît que souvent, une petite hirondelle, au printemps, vient voleter longuement autour de lui

Jean-Louis Layrac

La mort de Monsieur Seguin

La mort de Monsieur Seguin

Monsieur Seguin n’avait pas repris de chèvre. Depuis la mort de la dernière, il avait renoncé à lutter contre la fatalité.
– Non, répondait-il à ceux qui s’en étonnaient, c’est fini. Vous pensez bien: pour que le loup me l’a mange comme il a mangé toutes les autres, non, merci.
Et puis un jour, un beau jour de plein été, alors que les venelles du village avaient été dès le petit matin inondées de soleil, Monsieur Seguin ne se leva pas. Parce que, il était malade, très malade. Dès qu’elles l’eurent appris, les commères d’alentour ne manquèrent pas de se dire entre elles :
-Eh ! C’est sa chèvre qui lui est restée sur le cœur. Enfin, tout de même, c’est à n’y pas croire, se mettre dans des états pareils pour une chèvre, qui, après tout, n’est qu’une chèvre !…
Mais comme chacun ici aimait bien Monsieur Seguin, ce Monsieur Seguin qui était la bonté même, ce fut à qui irait le voir.
Il était là, dans son lit, encore plus blanc que ses draps. Le regard vague, perdu dans le lointain, c’est à peine s’il répondait un faible  » Oh ! bien mal !  » à ceux qui venus lui rendre visite lui demandaient comment il se sentait. Mais tous, sitôt sortis de la chambre, levaient les bras au ciel et se disaient entre eux :  » Ah ! vaï ! que c’est sa chèvre qui le tue, ça c’est sûr ! non, mais, vous l’avez entendu quand il a dit bien mal, on aurait dit qu’il bêlait, le pauvre ! va, sur cette terre, nous ne sommes pas grand’ chose, c’est le moins qu’on puisse dire !  »
Le médecin vint le voir plusieurs matins de suite, et puis un jour, en sortant de la petite maison, il dit à une voisine :
– M’est avis que c’est la fin. Je pense qu’il ne passera pas la nuit ! Il faudrait que quelqu’un le veille.
Eh ! pardienne, sûr, qu’on le veillerait. On n’allait pas le laisser mourir comme ça, tout seul, comme une pauvre bête, un si brave homme !
Et quand le soleil eut disparu derrière la montagne, la vieille Toinon vint s’installer auprès de lui, son tricot à la main, sa tabatière, pleine, sur les genoux, et sur la table, une bouteille de vieux marc qu’elle avait trouvée en farfouillant dans une armoire. Bé, qu’est-ce que vous voulez, y faut bien lutter contre le sommeil, non ! Alors…
A dix heures, la brave femme ronflait comme une toupie. Monsieur Seguin, lui, il ne dormait pas. Oh ! Il avait bien compris qu’il allait mourir, mais qu’est-ce que ça pouvait lui faire ! Il s’était confessé dans l’après-midi, et maintenant, il attendait sereinement le moment de partir pour le paradis. Ce paradis, il se l’imaginait un peu comme un vaste enclos, toujours vert, plein de pissenlits et d’herbes tendres. Et, il y retrouverait toutes ses petites cabres, qui étaient mortes là-haut, dans la montagne, dévorées par le loup.
Lui, il n’y était jamais allé, là-haut. Comment cela pouvait-il être ? Et tout à coup, un grand désir le saisit : y monter. S’en aller, lui aussi, mourir là-haut.
Et le voilà qui se lève sans bruit, qui enfile ses vêtements, et qui passe tout doucement devant la vieille Toinon depuis peu tout à fait endormie. Il ouvre la porte, et il se trouve soudain au grand air frais de la nuit. Il traverse le jardin, il prend le petit sentier qui longe le ruisseau, et maintenant, bon voyage, Monsieur Seguin, et que Dieu vous aide…
Comme il fait bon ! Au dessous de lui, il entend le doux murmure du ruisseau, et à intervalles réguliers, l’horloge du vieux clocher qui égrène ses coups dans la nuit. Comme il fait bon ! L’air est tout embaumé du parfum des sarriettes, des lavandes, des sauges. Parfois des lapins détalent au bruit de ses pas. Puis, ils s’arrêtent,vite rassurés : – Té, mais c’est Monsieur Seguin ! Et qu’est-ce qu’il vient chercher ici, à une heure pareille ? Est-ce que par hasard il aurait acheté une autre chèvre ?
Et le bruit se répand vite sur toute la colline : – C’est Monsieur Seguin. C’est Monsieur Seguin ? C’est Monsieur Seguin ? Eh oui, c’est Monsieur Seguin !…
C’est Monsieur Seguin.
Et quand il arrive là-haut, Monsieur Seguin découvre tout en bas, tout là-bas, le village, et, un peu à l’écart, une lumière lointaine, menue, toute menue, et, le cœur serré, il reconnaît sa petite maison.
Le voilà qui se trouve maintenant là où sans doute, il y a quelques semaines… des larmes brouillent son regard. Mais soudain, qu’est-ce qu’il voit, là, tout près de lui, presqu’à ses pieds ? Ah ! C’est une chienne, une chienne qui allaite ses petits. Mais non, Grands Dieux ! Ce n’est pas une chienne ! C’est une louve ! Une louve et ses louveteaux ! LA louve !
Oh! il n’avait pas peur ! Et si son cœur battait à tout rompre, c’est que pour la première fois de sa vie, il se trouvait en face de son ennemie, la louve. Alors, il sortit de sa poche son gros couteau qui ne le quittait jamais. Et il fit un bon prodigieux. Oh ! la lutte fut brève. Il avait retrouvé la force de ses vingt ans. D’un coup en plein cœur il tua la bête. Puis, saisissant les louveteaux l’un après l’autre, il leur fracassa la tête contre un rocher. Eux aussi, plus tard, auraient été des loups féroces.
Mais soudain, un bruit le fit se retourner. C’était le loup qui revenait de chasser. Il vit ses petits morts et sa femelle ensanglantée. Il poussa un hurlement affreux et il se rua sur Monsieur Seguin. Celui-ci chancela, mais, comme il avait laissé tomber son couteau, il ne put que saisir la bête à la gorge, et pendant quelques secondes, ce fut un tourbillon vertigineux. Alors, une pensée surgit dans l’esprit de Monsieur Seguin, une pensée qui l’aida à dominer son angoisse et décupla sa force : attirer le loup jusqu’au bord de l’abîme, et le précipiter dans le vide. Le vide, qui était là, à quelques mètres d’eux seulement… Ce vide, le loup le devina derrière lui. Il se souda étroitement à Monsieur Seguin en lui plantant ses crocs dans l’épaule. Monsieur Seguin rassembla ses dernières forces, il donna une poussée terrible, et l’homme et le loup basculèrent dans le trou sombre…
Quand la vieille Toinon s’éveilla au petit matin, elle chercha Monsieur Seguin, et elle découvrit au bord du ruisseau son corps qui gisait sur l’herbe.
Certains affirment qu’on ne retrouve jamais au matin les loups qu’on a laissés pour morts. Ils prétendent qu’un ange noir emporte leurs dépouilles avant l’aube au paradis, ou à l’enfer, c’est selon, des loups. Des messieurs venus de la ville conclurent que Monsieur Seguin était tout bonnement tombé, terrassé par une embolie, au premier détour du chemin où le délire l’avait conduit.
Sachez quand même qu’on ne revit jamais plus dans la montagne le grand loup qui avait mangé la petite chèvre. Vous savez bien, la jolie petite chèvre qui s’était battue toute la nuit avec le loup, et puis, au matin, le loup, il l’avait mangée.

La maison de l'oncle Pierre

K7_Audilec_1 Jean-Louis Layrac a fondé et dirigé AUDILEC, une collection d’enregistrements audio d’œuvres littéraires composée d’une quinzaine de titres.
Parmi ceux-ci quelques «Contes de la rue Broca», de Pierre Gripari.
Des contes que l’auteur racontait aux enfants, et à leurs parents, dans une petite rue de Paris, située non loin de Port-Royal, lors des chaudes soirées d’été.

Et parmi les «Contes de la rue Broca»:
La maison de l’oncle Pierre