Pleins et déliés Livre

Pleins et déliés Livre

SAVOIR –VIVRE

SAVOIR –VIVRE

Un jour après un jour, une nuit après nous.
Paul ÉLUARD

Illustrations de Suzanna Tar

L’autre matin, en me réveillant, je me suis rendu compte que mon avenir était derrière moi. Et l’on aurait dit qu’il m’épiait. Cela fait un drôle d’effet, un avenir qui vous épie… Depuis quelque temps déjà, j’avais la pénible impression d’être pisté. Mais j’étais loin d’imaginer que c’était mon avenir qui me suivait. Jusque-là, je me retournais de temps à autre, et j’apercevais, de loin en loin, mon passé, avec ses hauts et ses bas, avec ses sourires et ses larmes, ses satisfactions, ses approbations, ses reproches, ses regrets… enfin, rien que de très banal pour un être à peu près normalement constitué. Suite logique des choses, des événements. Mais mon avenir derrière moi, ça, c’est un fait nouveau, c’est une grande première, un scoop, comme dirait mon professeur de langue de veau. J’en ai parlé autour de moi, et je me suis laissé dire que mon âge y serait pour quelque chose.

« Evidemment, comme vous n’êtes plus de la toute première jeunesse, votre avenir vous cède le pas et vous l’emboîte. Il s’installe à petits pas derrière vous. Tout cela n’a rien que de très normal.
– Mais alors, où est passé mon passé ?
– Devant vous. Votre passé est devant vous.
– Et qu’est-ce qu’il fait, mon passé, devant moi ?
– Il vous contemple. Et il tire votre avenir afin que celui-ci le rejoigne. Car votre passé sait bien que si avant l’heure, ce n’est pas l’heure, il sait aussi qu’après l’heure, ce n’est plus l’heure. Vous comprenez ?
– Non, pas du tout…
– Eh bien, ça n’a pas d’importance, parce que vous n’êtes pas ici pour comprendre ».

A la vérité, je suis gêné aux entournures pour faire face à cette situation que d’aucuns n’hésiteraient pas à qualifier de saugrenue. Car enfin, pour résumer le plus simplement possible l’état dans lequel j’erre, car Dieu seul sait dans quel état j’erre, je vous dirai que j’ai mon avenir dans le dos, et mon passé en face de moi ; mon passé qui me taraude jusqu’au profond de mon être, et mon avenir qui me tourmente jusqu’au profond de ma tête. Et il faut s’arranger avec ça.

Je n’ai pas encore trouvé une solution à mon problème. J’ai bien essayé de marcher à reculons : ainsi, mon avenir est devant moi et mon passé derrière. Cela me semblait plus logique. Mais comme je marche à reculons, mon avenir me pousse vers mon passé, lequel d’ailleurs, ne voulant pas avoir le dessous, résiste comme un beau diable. Résultat : ou bien je suis coincé entre mon avenir et mon passé, et à ce moment-là mon avenir n’est que le reflet de mon passé, ou bien je suis écrasé par mon passé, qui pèse sur mon avenir, ce qui, en définitive, revient au même. C’est la raison pour laquelle j’ai finalement décidé de consacrer tout ce qui me reste de vie à mon présent. Telle est ma règle de conduite. Je prends mon temps, rien que mon temps, mais tout mon temps. Parce que, autre phénomène, je me suis rendu compte, et cela ne date pas d’hier, que plus le temps passe, plus il est rapide. Oui, c’est un peu comme un train qui se met en marche et qui va de plus en plus vite. Seulement le train, lorsqu’il atteint sa vitesse de croisière, il s’y fixe, il s’y tient. Tandis qu’avec le temps, bernique, ce n’est pas, mais alors pas du tout la même chose. Plus il va, cet illusionniste, plus il s’accélère. Jusqu’à quand ? Ah, ça, mes bons amis, Dieu seul le sait… et encore…
D’ailleurs, c’est peut-être paradoxal, mais il me semble que le temps ne donne du temps au temps que lorsqu’il se gâte, quand l’horizon s’obscurcit, quand l’orage éclate, bref, quand tout va mal. Dans ces moments-là, le temps s’étale, le temps paresse, le temps s’étend, il prend son temps. Il n’en finit plus de passer.
Donc, comme le temps est trop pressé, j’avais projeté de ralentir un peu son allure en tentant de me procurer quelques heures supplémentaires.
A tout hasard, je m’étais renseigné auprès de la Française des Jeux afin de savoir si, parmi les loteries, grattages en tous genres et autres boules numérotées, il se trouvait quelque chose permettant de gagner du temps. Il me fut répondu par la négative.
Alors, comme plusieurs personnes que j’avais rencontrées ici ou là au cours de mon existence prétendaient avoir entendu parler d’un individu bizarre, en même temps qu’inquiétant il est vrai, qui avait traité autrefois une affaire avec un docteur poursuivant un but en partie semblable au mien, j’ai voulu en savoir plus. Il s’agissait, m’avait-on dit, d’une transaction assez compliquée, suite à laquelle l’acheteur s’était mis à effeuiller une marguerite. En fin de compte, l’histoire s’était mal terminée. Néanmoins malgré ces ragots qui sentaient plus ou moins le soufre, je rencontrai le bonhomme et je m’aperçus vite que ce qu’il me proposait n’était pas très catholique. Je ne poussai donc pas plus avant ma démarche.
Moi, ce que je voulais, c’était trouver une personne disposée à me vendre quelques heures, sans plus. Quelques centaines d’heures, peut-être, dans un premier temps, pour faire une expérience, pour voir l’effet produit, le résultat. Il y a tellement d’individus qui ne savent pas quoi faire de leurs journées… si l’un d’entre eux m’avait vendu ne serait-ce que 365 heures et quart (on aurait d’ailleurs pu arrondir sans aucune difficulté à 366), il se serait ennuyé une heure de moins par jour pendant un an. Ç’aurait toujours été autant de gagné pour lui ; sans compter le bénéfice financier qu’il en aurait tiré. Quant à moi, ça m’aurait permis de vivre autant de journées de vingt-cinq heures. Nous nous y serions retrouvés l’un et l’autre à bon compte. En outre d’ailleurs, mon vendeur aurait vieilli moins vite, ce qui est toujours bon à prendre. Céder quelques heures serait autrement logique à mon sens que passer son temps à le tuer sous le fallacieux prétexte qu’on ne sait pas quoi en faire. C’est du gaspillage pur et simple.
Un autre exemple : parmi les femmes en nombre croissant qui ont une activité professionnelle, beaucoup se plaignent d’avoir des journées de 48 heures. Alors, pourquoi aucune d’entre elles n’en cède-t-elle pas quelques-unes à un tarif raisonnable ?
Et puis, vous avez aussi tous ceux qui vont chercher midi à quatorze heures. Ils sont légion. Que font-ils de ces deux heures inemployées chaque fois qu’ils se livrent à leur passe-temps favori ? Ils les perdent, il n’y pas de doute.
Et d’autres confondent tout. Il y a quelque temps, j’ai rencontré une jeune hétaïre qui, quand je lui ai fait part de l’objet de ma quête, a voulu me vendre une heure, d’ailleurs hors de prix. J’étais interloqué. Après un bref temps mort, je lui ai dit « Madame, je vous en prie, pas de confusion. Je cherche à acheter du temps, pas du plaisir. Ça n’ a aucun rapport. »
Je me rends finalement compte que j’ai passé mon existence à courir après le temps sans pouvoir jamais le rattraper. Il va décidément trop vite.
Un jour pourtant, j’ai cru être parvenu à un résultat quand une insomniaque m’a proposé ses nuits blanches en viager dans des conditions assez avantageuses. Je suis allé consulter mon notaire, et celui-ci m’a fait justement remarquer qu’il faudrait m’assurer d’abord de la possibilité de conversion de certaines de ces heures d’insomnie en heures diurnes et actives, et qui plus est, en toute propriété. Craignant alors de me mettre dans de mauvais draps, j’ai arrêté les démarches.

Et puis, tout le monde le sait bien : chacun d’entre nous a dans ses bagages un crédit temps dont il n’a pas la possibilité d’estimer la valeur puisqu’il n’en connaît pas la durée. Il est donc illusoire de prétendre fixer un prix. Alors, quand certains vous disent que le temps c’est de l’argent, ils énoncent une prodigieuse ânerie. Et tout bien pesé, il est totalement inutile de perdre son temps à chercher à en gagner puisqu’il n’a pas de prix. Et puis d’ailleurs, de vous à moi, je me suis laissé dire que le temps n’existe pas. Ce qui en conséquence clôt toute espèce de discussion.

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LA FOLLE DE L’ALMA

LA FOLLE DE L’ALMA

Ne bougez plus, Berthe, le petit oiseau va sortir.

Illustration d’Alexandra Henri

15 novembre

Ah ! Corneloup, vous savez que ma femme est partie, mon vieux ?… oui, avec un zouave. Le Zouave du Pont de l’Alma. Un vrai tollé, mon vieux. On en fait des gorges chaudes en public comme en privé. On la croyait de meilleure trempe. Maintenant, elle dort sous les ponts. Enfin, sous le pont. Mais, on la surveille de près…parce qu’elle a la main baladeuse.
Alors, ça fait jaser. J’ai déjà entendu dire plusieurs fois : «Mais où est donc passée sa main ? ». Et le zouave fait comme s’il n’entendait pas. Un calme olympien. Une indifférence totale. Pas un frémissement de narine. Rien. Pourtant. Il faut bien qu’elle soit quelque part, cette main. Mais lui, il reste imperturbable. Enfin, fichtre ! Il n’est quand même pas de pierre !… Quoique…
Oui, ça fait jaser. D’ailleurs, « ils » en ont parlé l’autre soir à la télé : « Mystérieuse disparition de la main d’une femme dans l’entourage du Zouave du Pont de l’Alma. La mise en examen du militaire apparaît comme imminente ».
Dès le lendemain matin, je me suis précipité sur le pont. Mon sommeil avait été troublé par un interminable cauchemar dans lequel ma femme m’apparaissait sous les traits d’un grand oiseau palmipède des îles polaires, pour tout vous dire un manchot, et ne cessait de me harceler par de longs cris nasillards dans lesquels, entre parenthèses, je croyais percevoir un reproche plaintif et désespéré, ce qui me semblait de sa part le comble de l’inconvenance. Car enfin, si elle m’avait en effet accordé sa main naguère, elle venait de me la reprendre sans vergogne en levant le pied pour rejoindre un soudard de la pire espèce qui passe le plus clair de son temps à mesurer les fonds fangeux d’un fleuve en perdition. Excusez, Corneloup, ma colère, mais je sens la bile qui me monte là, mes bois me démangent, et je ne vous cache pas que je les affûterais volontiers sur les fesses de ce drôle. Bref, je me suis rendu sur le pont au-dessous duquel coulent la Seine et mes amours. Le zouave était toujours là. Mais ma femme n’y était plus, mon cher. On m’apprit qu’elle avait été emmenée très tôt dans la matinée manu militari. J’ai vu arriver deux hommes en uniforme qui ont dit au zouave, sans aménité excessive :
« Alors, il paraît que vous vous êtes mouillé durant un coup de main plutôt scabreux ? » Une fois encore, le grand pendard fit celui qui n’entendait pas. Enfin, ça s’est arrangé ; suite à l’intervention de l’Association des Amis du Zouave, et par un tour de passe-passe dont j’ignore les tenants comme les aboutissants – mais il ne m’étonnerait pas que quelqu’un ait été manipulé en haut lieu – ma femme a retrouvé sa main.
En réalité, et pour tout dire, il s’agit là d’un sinistre dépendeur d’andouilles. C’est d’ailleurs pour ça qu’il a jeté son dévolu sur ma femme. Parce que, entre nous, Corneloup, quand je l’ai rencontrée, je puis vous assurer que je n’ai pas tiré le bon numéro. Physiquement, elle n’est pas mal, ça, d’accord. Mais c’est tout ce qu’elle a. Et avec ça, elle ne sait rien faire de ses dix doigts !…Oui…enfin…presque rien. Et je dois vous avouer que c’est elle qui n’a jamais voulu avoir d’enfant. Par peur. Oui. Par peur. Parce qu’elle est certaine que la bêtise est quelque chose d’héréditaire. Mais enfin, physiquement, elle n’est pas mal, ça, c’est sûr… les pieds un peu grands, peut-être. Mais vous n’êtes pas sans savoir qu’elle s’appelle Berthe. Evidemment, quand elle a filé avec le zouave, elle a dû se dire « j’aurai un pied à terre au bord de l’eau ». Mais lui, il est tout le temps entre deux eaux, comme d’autres sont entre deux chaises.
Et puis, avec ça, les pieds toujours mouillés. Avouez que ça devrait la refroidir. De surcroît, cela donne sans doute des figures acrobatiques. Je ne vous dis que ça, mon cher ! Moi, évidemment, je n’ai rien vu. Ah ! écoutez, mon vieux, restons décents dans l’adversité. Je veux bien être cocu, puisqu’il faut appeler les choses par leur nom, mais il n’empêche je ne veux pas jouer les cocus magnifiques. Je préfère rechercher un peu de notoriété dans d’autres domaines. Je me suis laissé dire que certains passent des nuits entières sur le pont pour savoir comment ça va se terminer. On s’attend à voir Berthe choir dans l’eau d’une seconde à l’autre. Elle. Elle seulement. Parce que lui, il ne bronche pas. Sérieux comme un pape, si j’ose dire. Il reste de marbre. Enfin, de bronze. Ou de…je ne sais quoi. Car de quoi est-il fait, finalement, celui-là ?… Je n’en sais rien, Corneloup, strictement rien. En tout cas, pas du bois dont on fait les flûtes…
Franchement, je me demande ce qu’elle lui trouve…
Hum… je ris, enfin, je souris, parce que j’imagine tout à coup un pape faisant des cabrioles en pleine nuit sur le pont de l’Alma avec une jeune personne, sous l’oeil médusé, et peut-être égrillard, de la curie romaine au grand complet. Désopilant ! Ces pontifes… Mais, excusez-moi, Corneloup, car il est vrai que l’heure n’est pas à la plaisanterie.
Quant à Berthe, quelle insatiabilité !
D’ailleurs, les autorités s’émeuvent. La Direction des Monuments Historiques est sur les dents. Avec ses galipettes, on a peur qu’elle finisse par entraîner le zouave dans le flot tumultueux.

14 décembre

Les cocus de tout poil, et non des moindres, commencent à bouger. Et notamment les cocus antimilitaristes. Ils ont manifesté devant le Ministère de la Défense car ils veulent obtenir la création de nouvelles unités de zouaves afin de pouvoir organiser un défilé de la Nation à la Bastille pour les conspuer.

On sent aussi un léger frémissement du côté des toréadors qui craignent qu’avec l’importance que l’on donne à l’affaire, le quasi monopole de la corne publique ne leur glisse entre les mains.

Plusieurs lobbies observent et sont inquiets, forcément.
Certaines femmes, séduites par la publicité donnée à l’événement cherchent elles-mêmes à se faire remarquer. C’est ainsi qu’on a pu voir, ces derniers jours, au lever du soleil, une jeune écervelée se promener dans le ciel de Paris à cheval sur l’Obélisque de Louxor.
Disons-le, on commence à percevoir sur la ville une morosité ambiante. Des informations venues d’ici et là laissent craindre qu’elle ne s’étende peu à peu à la province.

D’un autre côté, évidemment, on se dit que tout ça peut rapporter gros, ce qui est loin d’être négligeable. Imaginez des entrées payantes et une bonne campagne promotionnelle : « Une femme, sur le pont, est sur le point de culbuter un zouave. ». Du jamais vu. Ça devrait plaire. Location de transats, de petites laines pour les fraîches nuits de printemps. Comme la tension et l’attention monteraient d’heure en heure, on pourrait vendre des boissons. Et les marchands de sucettes seraient promis à la fortune. Les Folies Bergères et le Lido feraient faillite et les Agences organisatrices des « Paris by night » pourraient augmenter leurs prix et distraire le chaland jusqu’au petit jour.

Et moi, sur le parapet du pont, je mouillerais mes cornes pour savoir d’où vient le vent. Et je ferais des commentaires au micro pour dire aux foules engourdies dans quelle direction regarder.

En attendant, les sociétés de bateaux-mouches ont pris des initiatives, et toutes les embarcations font de longs arrêts devant le zouave. Qui s’en fout ! Vous ne pouvez pas savoir à quel point il s’en fout. Il fait semblant de ne rien voir. Il affiche même une certaine arrogance. Et j’ajouterai, Corneloup, que plus l’eau monte, plus il me semble condescendant. C’est difficilement supportable.

20 janvier

Jusqu’à quand cette situation inconfortable pour tout le monde durera-t-elle ? Je ne saurais le dire. J’ai l’impression que je suis le seul à la supporter avec une certaine sérénité. Que voulez-vous, je m’habitue peu à peu à mon nouvel état. Au début, c’est franchement désagréable. On croise des regards désobligeants, des sourires entendus, des ricanements intempestifs quand ce n’est pas un paltoquet victime d’un rire irrépressible. Des vieilles filles vous narguent et quelques cocus roucoulent. Mais, d’un autre côté, de nombreuses femmes de tous âges, à l’instinct maternel largement développé, vous regardent avec des yeux mouillés dans lesquels perce un réel sentiment d’apitoiement qui pourrait être comme les prémices de consolations affriolantes.
Mais surtout, voyez-vous, Corneloup, moi, je suis cocufié par un zouave. Et pas par n’importe lequel. C’est un zouave qu’ont connu nos ancêtres. Les générations futures en parleront encore. Dans des siècles et des siècles, des cars continueront à déverser des centaines d’ahuris qui viendront admirer le Zouave du Pont de l’Alma et le photographieront, le filmeront, le magnétoscoperont sous tous les angles et sous toutes les coutures. Nombre d’entre eux ne chercheront même pas à savoir ce qu’il peut bien signifier historiquement mais, égrillards, riront à gorge déployée en entendant le commentaire des guides : « Une jeune femme prénommée Berthe, belle, bien qu’ayant des pieds un peu grands, fut éprise de ce zouave. Elle faillit même perdre une main dans l’aventure… »
Par ricochet, Corneloup, je passerai, moi aussi, à la postérité. On vendra des médailles à mon effigie, et on m’appellera « le cocu du Pont de l’Alma ». Peut-être même une rue portera-t-elle mon nom.

Mardi gras

Ah ! Corneloup, vous savez que ma femme a fini par se lasser de son zouave.
Et figurez-vous que maintenant, elle passe ses journées au Musée Rodin, auprès du Penseur.
Elle s’y exerce aux travaux manuels.
Elle voudrait se lancer dans la sculpture.
Moi, je suis un peu déçu. Je n’accèderai pas à la postérité.

A moins que…

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LE HÉRON

LE HÉRON


C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.
Victor HUGO

Illustration de Jean-Marc Angelini

J’ai parmi mes amis un héron qui, toute l’année, me fournissait en poissons d’eau douce. Ainsi, je savais ce que je mangeais. Parfois, mon assiette sentait un peu la vase, mais au moins, je n’ignorais pas d’où elle venait. Car il faut bien reconnaître que la vase d’un étang solognot est tout de même plus appétissante qu’une vache à l’esprit égaré.
Evidemment, chacun a ses défauts, et je suis bien conscient du fait que mon ami le héron a une nette tendance à se monter le cou. De plus, comme il a un long bec, il passe une partie non négligeable de ses jours à dire du mal de ses voisins ; et par ailleurs, son bec étant en dents de scie, il peigne la girafe sans difficulté aucune. Alors, un héron qui peigne la girafe tout en disant du mal de ses voisins, ça finit par faire beaucoup. Vous me direz qu’il vaut mieux peigner la girafe que ne rien faire du tout. C’est un point de vue. Mais il est loin d’être partagé par la girafe sur laquelle mon ami le héron a jeté sournoisement son dévolu par une nuit sans lune alors que tous les chats inattentifs étaient désespérément gris. Car à force d’être peignée, la girafe finit par en être irritée. Et comme elle se monte le cou elle aussi, elle a avec le héron des discussions sans fin. L’autre jour, ils ont palabré pendant plusieurs heures sur les mérites de leurs becs respectifs. Parce qu’il faut que je vous le dise : la girafe a un bec de lièvre, ce qui ne simplifie pas les choses, vous pouvez m’en croire. Ils ont fini par se prendre le bec, la girafe soutenant mordicus que le lièvre court plus vite que le héron. Je vous demande un peu. Le ton montait dangereusement. Et les arguments volaient bas. C’est l’emmanché d’un long cou qui avait ouvert les hostilités en traitant la ruminante de blanc-bec. Un pélican, témoin de l’incident en faisait bêtement des gorges chaudes. La girafe offensée, et voulant bien sûr avoir le dernier mot a essayé de clouer le bec à l’échassier qui a très mal pris la chose. J’avais peur qu’il ne finisse par monter sur ses grands chevaux. Je ne sais pas si vous avez déjà vu un héron se hisser sur des grands chevaux, mais je vous assure que ça a quelque chose d’impressionnant qui provoque en moi une très forte angoisse. D’autant que les hennissements des grands chevaux mêlés aux chants des hérons au fond des bois par les nuits obscures évoquent des images fantasmagoriques qui ressemblent aux tableaux les plus tourmentés de Magritte.

Enfin, moi, je me contentais de compter les points. Finalement, la girafe, atteinte de stress, s’est affalée de tout son long sur l’herbe tendre. Ça a fait un de ces foins. La malheureuse était aussi plate qu’une huître décoquillée. Il a fallu faire venir une grue. Mais comme elle arrivait à pied, nous avons tous fait le pied de grue un long moment. Enfin, ça allait se calmer lorsque la nouvelle arrivante a demandé quel était le motif de l’incident. Vous pensez bien qu’en apprenant la raison de la dispute, elle a ricané comme une sotte, arguant que ces arguties étaient une plaisanterie au regard de son propre bec. Bis repetita. J’en avais plein les sabots. Non placent. Le héron l’a traitée de grue. Ne voulant pas être en reste, la grue a rétorqué que l’emmanché était une grande folle.
Dans quel guêpier m’étais-je fourré.
D’autant plus que la girafe, mécontente, était toujours à terre, en train d’avaler des couleuvres. Profitant de la confusion générale, j’ai fini par « pendre mes jambes » à mon cou. J’ai déployé mes ailes et je me suis envolé vers des nues plus poétiques. Le héron, me voyant fuir, s’est écrié : « Pégase, Pégase, où t’en vas-tu si loin ? »
J’ai fait semblant de ne pas l’entendre.
Et depuis, nous sommes en froid. Bien sûr, je ne mange plus de poissons. Mais au moins, je peux peigner la girafe en paix, tout en écrivant des vers classiques : ABAB, AACC, ADAD, AEEA, … et tout un tas d’autres choses.

LE HOLÀ !

LE HOLÀ !

Qui comprendra mon angoisse ?

Illustration de Jean-Marc Angelini

Je suis très inquiet, Théorbe ! ou pour mieux dire, je suis à la fois inquiet et surpris : l’autre jour, alors que, dans mon salon, je passais, les yeux baissés, près de mon piano, figurez-vous qu’il m’a semblé voir ses pédales bouger imperceptiblement. Oui. De haut en bas et de bas en haut, comme si un pied invisible les actionnait. Ai-je la berlue ou quoi ?… peut-être simplement quelque trouble de la vue… Mais sachez tout de même que cela ne m’empêche pas de trouver bizarre ce genre de manifestation qui relève de l’hallucinatoire.

Je suis formel : le piano persiste. C’est vraiment bizarre : on dirait qu’il veut me narguer. Par deux fois, ses pédales ont montré, sur mon passage, de nets signes de fébrilité, et, hier soir, elles n’ont rien trouvé de mieux que de se livrer à une sarabande, muette c’est vrai, mais effrénée. Aussi depuis ce matin ai-je pris la décision de passer devant lui en affichant une totale indifférence. Je fais comme si je ne le connaissais pas. Ça doit le vexer, parce que tout à l’heure, il m’a semblé l’entendre émettre un miaulement furtif, mais plaintif.

Hier il pleuvait. Alors que l’eau tambourinait sur la vitre du vasistas avec cette monotonie caractéristique en pareil cas, j’ai cru clairement entendre, oh ! pendant quelques secondes seulement, un accompagnement pianistique à ce bruit lancinant. Sur deux notes, mi – fa – mi – fa – mi – fa. Et comme la pluie redoublait, le fa s’est mué en fa dièse. Vous devez vous en douter, Théorbe, ma surprise fut grande car j’étais seul dans la maison. Je me suis précipité dans le salon. Il n’y avait évidemment personne ; et le clavier du piano était normalement fermé par son couvercle comme il se doit selon toute vraisemblance en l’absence d’un pianiste. J’ai brusquement soulevé le couvercle pour surprendre la souris, me suis-je dit, ou la bestiole quelconque, qui aurait pu se laisser enfermer par mégarde (ou par astuce, afin de se livrer à des facéties intempestives, insolites, ostentatoires ou perverses, et par dessus le marché, fortuites). Rien. Etrange phénomène. Ma raison chancellerait-elle ? Mon oreille déraillerait-elle ? Ou serais-je la victime innocente de ce grand pendard qui aurait décidé de me la bailler belle. Il est temps que je mette un holà à cet étrange comportement.

Le docteur que j’ai consulté sur mon curieux cas n’a rien trouvé de mieux à me dire que mes sens abusés ne pouvaient qu’être victime d’un état d’ébriété avancée. A mon tour je suis vexé. Je n’aborderai plus ce sujet avec lui. Imaginez que ces bruits saugrenus et malfaisants, totalement infondés, parviennent au Chef du Service de la Sécurité sociale qui gère mon dossier, cela ferait un effet désastreux et contribuerait, sait-on jamais, à me faire une réputation qu’aucune raison sérieuse ne peut venir étayer. D’ailleurs, depuis cette affirmation fallacieuse du corps médical, je ne bois plus que de l’eau.

Mélodie est venue me voir cet après-midi. Ce fut un moment délicieux. Sa seule présence créait tout alentour un climat irréel. Il me semblait évoluer au sein d’une toile de Renoir. Pendant un long moment, nous avons parlé de choses et d’autres devant une tasse de thé. Son tendre voisinage m’inspirait des madrigaux que n’auraient point reniés les poètes les plus raffinés de la Renaissance. Dans l’atmosphère évanescente de mon salon Henri III où se trémoussaient dans l’âtre de petites flammes multicolores, sa voix de violon glissait à certains moments jusqu’au chant profond et d’une sensualité exacerbée d’un solo de violoncelle. J’étais en proie à une exaltation voisine du délire. Mais ce ne fut rien d’autre qu’une tendre intimité de pensée. Eh bien, quand elle a été partie, je suis formel, Théorbe, mon piano, pas moi sur mon piano, mais mon piano, tout seul, a joué les premières notes de « Prendre le thé à deux ». Je vous assure que je ne suis pas malade. J’ai nettement entendu mon piano jouer tout seul « Prendre le thé à deux ». Remarquez que c’était plutôt gentil de sa part. Je ne peux pas vraiment lui en vouloir. Mais enfin, avouez que c’est pour le moins surprenant ; un piano qui joue tout seul « Prendre le thé à deux », ça ne se voit pas tous les jours. Je dirai même que c’est phénoménal.

Dans le fond, je pourrais peut-être faire fortune avec un instrument pareil. Parce que reconnaissez avec moi que ça n’a rien de banal. En le dressant bien, il pourrait sans doute obéir à mes ordres. Je ferais alors des tournées mondiales en mettant à mon répertoire des œuvres dont je ne connaîtrais pas la moindre note. Parce que, attention, il interprète ; il ne se contente pas d’aligner bêtement des sons les uns à la suite des autres. Non ! il interprète, il y met du sentiment. Et techniquement, il a un doigté irréprochable. Mais ne rêvons pas trop.

L’autre jour, alors que ma camériste, ne se doutant pas que je l’observais, rajustait son maquillage devant le miroir de ma salle de bain, le bougre s’est mis à jouer les premières notes d’une chanson, de Charles Aznavour je crois, qui dit : « T’as rien pour inspirer l’amour », ce qui d’ailleurs est injuste et faux, car Edilberte est loin d’être laide. Surprise, car n’étant évidemment pas au courant du pouvoir étrange de mon instrument et croyant que c’était moi qui jouais, elle a repris son travail sans montrer la moindre surprise, mais à la fin de son service, elle est partie en me jetant un œil noir qui m’a glacé les sangs et ne m’a guère laissé de doutes sur le sentiment qu’elle nourrissait à mon endroit à ce moment-là. Et dès qu’elle a eu tiré la porte, le faquin a joué un condensé du grand air d’Escamillo : « Toréador prends garde, un œil noir te regarde ».
Je ne pouvais pas laisser passer cela. « Il faut vraiment y mettre un holà ! me dis-je ».
Alors, pour la première fois, j’ai entamé avec mon piano une discussion sur son extravagant comportement. Il me laissait parler sans m’interrompre. J’ai fini par lui dire qu’Edilberte ne manquait pas de charme et que, de toute façon, il n’a pas à se mêler de ce qui ne le concerne pas. Quand j’eus terminé ma diatribe, l’insolent s’est tranquillement mis à jouer la musique de « Jeux interdits ». Cela me plonge dans un grand trouble.
Où veut-il en venir ?

Mon piano prend des libertés sans cesse plus audacieuses que condamnerait d’ailleurs le plus effronté des chenapans. Il a pris l’habitude quand je rentre chez moi de jouer « Bambino ». Je trouve cela ridicule. Pas vraiment méchant, mais ridicule. Un peu comme s’il jouait « Ne serait-ce qu’une fois, une nuit tu seras mienne », je ne sais pas, moi, chaque fois que la Reine Elisabeth passe devant un Bobby. De temps à autre, et je suis sûr que c’est pour jeter la confusion dans mon pauvre esprit tourmenté, il truffe un morceau de fausses notes. De plus, je sens qu’il épie jusqu’au moindre de mes gestes. J’ai constamment peur que le bougre ne me rappelle à l’ordre pour la moindre peccadille et ne me donne une leçon.
Hier matin, quand Edilberte, à qui j’ai confié la clé de mon appartement, est arrivée pour prendre son service, il a donné de « Viens Poupoule » une interprétation si torride que j’ai dû en rougir jusqu’à la racine des quelques poils que j’ai dans le dos. Elle m’a lancé un coup d’oeil dans lequel je n’ai su discerner son exacte réaction. Un peu plus tard, il a joué « Du beau tétin », un vieil air de Clément Janequin me mettant dans un embarras qui certainement aurait fait sourire l’aimable compositeur paillard. Ce qui me rassure un peu, c’est qu’Edilberte ne connaît peut-être pas les œuvres de Janequin. En attendant, ma camériste est sur ses gardes, et moi aussi, pour ne vous rien cacher. Me prend-elle pour un gai luron ou pour un vicieux de la pire espèce. Je ne sais… Mais, dans les deux cas, ça me gêne.
Réponse, peut-être, dans un prochain numéro (de mon infâme piano).

Le comportement du bougre empoisonne mon existence. Il va de la facétie à la leçon de morale, avec une dextérité qui me laisse totalement blafard. Je ne compte plus ses innombrables interventions à toute heure du jour ou même de la nuit. C’est éreintant.
Je suis constamment sur le qui-vive. Plusieurs fois, au cours de longues heures d’insomnie, j’ai failli prendre la décision d’incendier mon salon Henri III afin de me débarrasser une fois pour toutes de ce satané demi-queue. Car, en plus, non content de ne pas marcher droit, c’est un demi-queue, une demi-portion en quelque sorte, mon cher. Oh ! Excusez-moi, Théorbe, mais je suis dans un tel état d’énervement que je ne sais même plus ce que je dis. J’en arrive à penser parfois que je l’échangerais volontiers pour la plus désaccordée des castagnettes.

L’autre fois, Atalante, ma voisine de palier qui ne peut pas tenir en place m’a gentiment apporté mon courrier qu’elle avait récupéré chez la concierge. Mon piano n’a rien trouvé de mieux que d’attaquer un tonitruant « le chat de la voisine ». Atalante a fait celle qui n’entendait pas, mais elle a fui sans attendre… comme une coursière. Je crains que ma réputation ne se détériore à la vitesse Grand V.

J’ai vendu mon réveil au marché aux puces. Oui, parce que je n’en ai plus besoin. Toutes les nuits, aux mâtines, mon piano joue « Frère Jacques ».

Mélodie est revenue. J’ai senti, dès son arrivée, que notre rencontre allait être décisive. C’était compter sans l’instrument maudit. Après quelques timides notes de « Bambino », il s’est lancé dans un discret pot-pourri où j’ai cru reconnaître au passage : « Aujourd’hui peut-être », « Mes mains sur tes hanches », « La recette de l’amour fou » et enfin « Tout est au duc ». J’étais aux anges ; d’ailleurs, Mélodie commençait à fredonner, de sa voix de violoncelle, « Déshabillez-moi » lorsque, en proie à une exaltation proche de la démence, je ne pus m’empêcher d’entonner, ce fut plus fort que moi, d’une voix tonitruante « Les anges dans nos campagnes », ce qui eût pour effet d’étonner Mélodie qui, l’espace d’un instant, dut me prendre pour un enfant de chœur. Je commençais à lui expliquer que je n’exprimais là qu’un sentiment transcendé par mes sens exacerbés lorsque mon immonde piano entama, avec une intense émotion, l’air des « Saltimbanques » : « Renonce à ton rêve orgueilleux, pauvre Paillasse ». C’en était trop : mon élan retomba comme un pauvre oisillon blessé, et les feux de la Saint-Jean cédèrent la place aux saints de glace.

J’exècre mon piano, Théorbe. C’est un galapiat de la pire espèce, un vaurien qui m’a volé la joie de vivre et le sommeil. Je ne suis plus maître chez moi. Je ne maîtrise plus ma propre vie. Il me fait jouer une musique que je n’ai pas apprise.
J’ai eu avec lui, le soir de mon échec amoureux, une dramatique discussion. « Nous n’avons pas gardé les cochons ensemble, commençai-je ». Alors lui : « Non, mon cher, les canards ». A chacune de mes attaques, il faisait des pirouettes souvent plus douteuses les unes que les autres.
Je suis sorti exsangue de cette lamentable soirée.

Mélodie est revenue une fois encore. J’ai eu avec elle un long entretien au cours duquel je l’ai mise au courant de mes démêlés avec mon instrument. A l’issue de ces explications, elle a tendrement accepté de s’installer chez moi. Nous avons joué du fifre, et nous vivrions dans un accord parfait si l’indélicat ne le semait de fausses notes.

Nous avons décidé de nous débarrasser de cet encombrant personnage qui m’a martyrisé pendant des mois et qui maintenant trouble quotidiennement la félicité de notre amour. Son départ a donné lieu à une scène très pénible. Au moment où il allait passer par la fenêtre de mon cinquième sur cour, il a joué la « Valse des Adieux » avec des accents déchirants. Je n’en menais pas large. Heureusement, Mélodie avait la larme à l’œil, et j’étais trop occupé à essayer de la réconforter pour me laisser aller moi-même à une défaillance qui aurait pu tourner à l’avantage de ce grand pendard. Que le diable le tarabuste ! …

Pour remplacer le piano, nous nous sommes procuré un trombone à coulisse.

Théorbe, ce matin, en passant près du trombone, j’ai eu l’impression de l’entendre barrir.
Ça m’a coupé le souffle.

LES MÉLODIES D’ÉLODIE

 

LES MÉLODIES D’ÉLODIE

Illustrations de Jean-Marc Angelini

Il suffit qu’Élodie pénètre au sein d’une assemblée pour qu’aussitôt tous les cierges encore valides s’enflamment comme par enchantement, sans l’aide d’aucune allumette ou pierre à briquet. Pourquoi ? Oh ! c’est très simple : le regard d’Elodie est de braise.

Quand Élodie dodeline délicatement mais avec quelque dédain le chef, que les personnes présentes ne se dodinent pas d’illusions, car le dédicataire de ce dodelinement n’est jamais très loin. C’est alors plutôt un défi qu’un déduit.

Voir Élodie montant sur ses grands chevaux est un spectacle grandiose. Mais en l’occurrence, il est plus prudent de se trouver au poulailler que dans un fauteuil d’orchestre… car on ne sait jamais quelles peuvent être les réactions des chevaux.

Ce n’est pas parce que le décolleté d’Élodie baille que les hommes qui l’entourent ont sommeil. Bien au contraire.

Jean-Marc Angelini Elodie

Malaise dans le monde des vendangeurs. Alors qu’elle ne se savait pas observée, la très sage Élodie partout louée pour sa réserve, a été surprise en train de chercher à saisir une grappe sous une feuille de vigne.

Élodie a de si jolies dents qu’elles sont bien plutôt faites pour sourire que pour croquer.

Je me demande, s’interroge Élodie songeuse et les yeux noyés dans l’azur, je me demande si les oiseaux qui s’éteignent au bout de leur âge meurent en plein vol dans le ciel ou plutôt en quelque endroit obscur… et caché.

Jean-Marc Angelini Elodie

… points sur les i d’ici : pour ce récit, Loli, jouée par Julie, images Angelini, est devenue Elodie

INVITATION AU VOYAGE

 

INVITATION AU VOYAGE

Je vous parle d’un autre temps.

Illustration de Jean-Marc Angelini

Dès sa tendre enfance, Lysandre se rendit compte qu’il possédait l’étrange faculté de se muer, à volonté, en papillon.
Ce don, qui tenait du prodige, lui procurait de nombreux avantages. Lorsqu’il souhaitait fuir une situation embarrassante ou observer en toute quiétude et sans être taxé de curiosité un spectacle insolite, ou bien encore quand il voulait fuir un importun, Lysandre n’avait qu’à se transformer en fleur volante.
Une remontrance de sa mère, une question du maître d’école à laquelle l’enfant ne pouvait apporter une réponse satisfaisante appelaient sur-le-champ la métamorphose libératrice qui, bien sûr, laissait chaque fois ses interlocuteurs désemparés.
Selon son humeur, ses ailes optaient pour le tendre, le lumineux, ou le sombre. C’est ainsi que ses proches auraient pu le voir, s’ils avaient su qu’il s’agissait de lui, tantôt, par exemple, d’ébène et de mauve vêtu, avec des points gris tourterelle, tantôt encore, guilleret et farceur, en bleu canard moucheté coq de roche.

Adolescent, Lysandre se mit à imaginer de virevoltantes facéties et à se livrer à des actes teintés d’une audace que parfois la décence et même la morale réprouvent. C’est ainsi qu’il profitait des premiers beaux jours pour s’introduire, par les fenêtres entrouvertes, dans des chambres de jeunes filles en fleurs. Après avoir musardé innocemment dans les entrelacs des rideaux, il s’enhardissait jusqu’au batifolage. La demoiselle s’extasiait à la vue du splendide lépidoptère dont le moirage était si délicat, et faisait entendre des petits rires nerveux provoqués par les frôlantes agaceries du papillonnant jeune homme ; certaines poussaient la témérité jusqu’à essayer de l’emprisonner dans leur filet. Au retour de ces folles expéditions, le pauvre Lysandre se demandait avec inquiétude pourquoi l’acné qui altérait gravement son visage semblait chaque fois plus marquée. Un soir, au cours d’une de ses visites clandestines, il fut profondément touché par la grâce ineffable d’une jeune beauté. Etourdiment, il se posa avec une extrême délicatesse sur l’une des oreilles de la belle, et susurra à son intention une déclaration malhabile ; mais la fillette, qui sans doute se découvrait pour la première fois l’objet d’un si tendre propos éprouva une telle émotion qu’elle ne fut pas autrement surprise d’entendre un papillon, fut-il papillonneur, lui dire qu’elle était jolie. Aussi faillit-il bien, en proie à sa juvénile exaltation, reprendre sans tarder son aspect de garçon ; mais il se ressaisit à temps, se rendant bien compte que la découverte de la supercherie aurait provoqué dans l’entourage de la jouvencelle un scandale mettant à mal, et pour toujours peut-être, les précieux privilèges de sa situation particulière.
Vinrent bientôt des comportements plus intrépides encore, que certains esprits chagrins auraient à n’en point douter considéré comme des polissonneries, alors qu’ils n’étaient en réalité que de tourbillonnants et vibrants hommages à la beauté qui l’entourait. C’est ainsi que l’imaginatif Lysandre se mit à folâtrer, l’été, sur les grèves et sur les rochers des bords de la mer, sautant d’une rotondité à une autre, butinant avec gourmandise les milliers de mamelons offerts aux rayons du soleil et du même coup à son candide et robuste appétit.
Au soir de ces journées exaltantes mais exténuantes, il rentrait chez lui en proie à une saine fatigue due à ses innocentes et délicieuses priapées, gorgé de mille soleils et du suc enivrant des fruits les plus suaves et les plus savoureux ; et il sombrait dans un profond sommeil empli de rêves papillonnesques.

Et puis un jour, dans un sous-bois délicatement ombré, une jupe un peu trop échancrée l’invita à mener plus loin ses investigations. Il s’aventura sur des sentes inconnues qui fleuraient bon le lavandin au soleil de midi, il se hasarda sur des chemins bordés de prairies de tendres herbes blondes, de champs de blé dont les épis affleuraient à peine. De ce paysage doucement ambré s’exhalaient des senteurs subtiles où se mêlaient tout à la fois des fragrances de muguet, de jasmin et de sauge. Il se dirigea vers des plaines où se profilaient au loin des rondeurs byzantines dont les pentes douces et mouvantes le faisaient songer à des colombes. Il sentit sourdre tout au fond de son être un désir délicieux dont l’intensité lui avait été jusque-là inconnue, lorsqu’il parvint enfin à un humide puits de feuillage sur lequel il se posa doucement, fleur aux teintes illuminées, provoquant tout à l’entour un séisme dont les secousses allant decrescendo ne s’atténuèrent que très progressivement. Suivit un grand apaisement alors que se déposait ici et au lointain une fine rosée aux sauvages senteurs. Après s’être désaltéré à la source, et en proie à une intense exaltation, il s’éloigna bientôt et à regret de ces lieux enchantés.

Un après-midi de printemps, à la vesprée, son regard fut attiré par une tulipe dont les coloris panachés chatoyaient aux rayons du soleil couchant. Elle était vêtue d’une robe de feuillage empourpré, et ses pétales jaunes veinés de longues stries écarlates, lui donnaient l’apparence d’une étoile toute proche. Largement ouverte, elle semblait offerte, abandonnée à la torpeur émolliente de cette belle fin d’après-midi, où flottaient dans les airs les effluves de tout ce qui vivait, bougeait, flottait, paressait. Promptement, Lysandre revêtit son aspect papillonnesque et s’approcha de la fleur. Mais celle-ci, consciente sans aucun doute de son irrésistible séduction, sembla refermer presque imperceptiblement ses pétales en même temps qu’elle renforçait la brillance de ses coloris. Lysandre adopta une attitude qui se voulait résolument nonchalante, et il se mit à voltiger autour de la tulipe, la frôlant et s’en éloignant tour à tour ; il l’agaçait de ce jeu subtil auquel elle se prêtait avec délices, lui semblait-il ; elle se rapprochait ou s’écartait de son tourmenteur, se penchant au gré de la brise légère, échappant ou s’abandonnant au contact du papillon folâtre. Tantôt Lysandre feignait de s’enfuir avec indifférence, tantôt il revenait et se posait sur un des pétales de la fleur ; puis, il voletait de l’un à l’autre, effleurant avec sensualité les teintes irréelles qu’il embellissait de sa poudre d’or. Il baguenaudait, caressait, butinait, et cette danse amoureuse, ce jeu d’arabesques dessinaient des volutes aux multiples et éblouissants contours.

Enfin, écartant l’un après l’autre, avec une grande douceur, les fragiles pétales, le jeune homme pénétra dans la fleur jusqu’à se noyer en son cœur, tandis qu’elle, lentement, se refermait sur elle-même, et que le monde des étoiles prenait en silence entière possession du royaume de l’ombre.

NATACHA, MON AMOUR

 

NATACHA, MON AMOUR


J’ai toujours peur qu’il s’endorme, notre amour.
Géo NORGE

Illustration de Jean-Marc Angelini

Moi, Monsieur, j’ai traversé le Bosphore à pied sec. Pour étonner Natacha une fois de plus, pour la surprendre. Pas pour la séduire. C’était déjà fait depuis longtemps. Non, je voulais lui plaire davantage encore. J’ai toujours pensé que l’amour, ça doit s’entretenir sans cesse, comme une belle plante d’intérieur, délicate et fragile.

Ce fut, vous devez vous en douter, un travail gigantesque… qui m’occupa une bonne dizaine d’années. Il fallut faire appel à plus de deux cents architectes, à des milliers d’ouvriers et de techniciens divers, parmi lesquels les scaphandriers étaient en bonne place. Les travaux consistèrent essentiellement à élever dans le détroit deux immenses barrages suffisamment espacés l’un de l’autre pour laisser entre eux une bande de mer sans eau, si je puis dire. Et vous comprenez bien, Monsieur, que l’affaire n’était ni d’une évidence indiscutable, ni d’une absolue simplicité. On dut d’abord mesurer la profondeur des eaux et repérer avec une très haute précision les caractéristiques essentielles de la faune et de la flore de l’endroit. L’on construisit ensuite des aquariums aux monstrueuses dimensions pour y abriter, momentanément cela va de soi, tout ce qui frétillait dans le secteur.
Je n’avais aucune connaissance particulière de l’architecture et moins encore de l’océanographie, mais je ne me contentais pas de regarder travailler les autres. Je me mis au contraire, et de tout cœur, au service des personnes compétentes pour les décharger des travaux subalternes et ingrats qui jalonnent toujours ce genre de chantiers délicats.
Une infime erreur de calcul d’un architecte, victime sans aucun doute d’un instant d’inattention, faillit compromettre la réussite de l’entreprise. On s’aperçut en effet que la Mer Noire penchait dangereusement vers l’Ouest. Ce léger déséquilibre risquait d’inonder la Bulgarie et le Nord-Ouest de la Turquie, noyant de la sorte et entre autres tous les monuments d’Istanbul, et mettant en péril les populations des deux pays. De plus, la Mer de Marmara, transformée en un gigantesque fleuve torrentueux, aurait alors apporté la désolation et la mort bien au delà de la Méditerranée Occidentale. Heureusement, on découvrit l’anomalie à temps et l’erreur fut rattrapée avant que ne se produise une irrémédiable catastrophe.
Je rendais compte à Natacha tous les soirs de l’avancée des travaux, et elle m’écoutait avec une attention qui soulignait encore la douce expression de son beau visage. De temps à autre, elle m’interrompait pour me dire dans un merveilleux sourire que j’étais un grand fou qui l’étonnerait toujours. Et elle posait doucement sa main sur la mienne.

Et je savais bien qu’elle aurait continué de m’aimer tout autant si je ne m’étais pas lancé dans cette aventure un peu insensée, il faut bien le reconnaître. Mais voyez-vous, Monsieur, les actions gratuites et parfaitement inutiles ne peuvent qu’entretenir et je dirais même que « consolider » les sentiments entre deux êtres qui s’aiment et qui s’estiment.
Je vous précise bien que mon exploit n’avait en aucune manière un caractère mercantile, et que je l’entrepris sans revenu particulier ou fortune personnelle. Simplement, le côté un peu exceptionnel de l’affaire avait séduit une multitude de gens qui décidèrent de participer à l’opération en toutes liberté et connaissance de cause.

Enfin, le grand jour arriva, et je descendis au fond du chenal, palmes aux pieds, car il restait encore quelques profondes flaques d’eau tout en bas, et solidement encordé afin de franchir sans encombre les nombreuses barres rocheuses qui jalonnaient le parcours. Une foule grouillante et bon enfant m’encourageait par ses cris et ses applaudissements depuis les barrages et les deux bords du gouffre géant où elle s’était massée.
Natacha, souriante, m’attendait sur l’autre rive. Dans ma tête résonnait le souvenir des arpèges sans fin dont elle embellit toujours nos soirées d’automne. Au-dessus de sa tête, elle agitait un foulard vert véronèse, couleur de l’espérance. Je devinais là un signe avant-coureur de ce qui allait se passer lorsque nous aurions retrouvé notre intimité.
Peu après que je l’eus rejointe, nous nous évadâmes subrepticement, laissant la foule enthousiaste en proie à une exaltation voisine du délire et m’acclamant à pleins poumons. Peu m’importait. Car Natacha resplendissait de bonheur. Et seul cela comptait pour moi.

Vous ne pouvez imaginer, Monsieur, la qualité des étreintes qui suivirent mon expédition.

J’eus, ultérieurement, d’autres heureuses initiatives. Toute ma vie, pour garder intact l’amour que nous nous portons, Natacha et moi, et si possible même pour l’intensifier, j’ai cherché à l’étonner, à la surprendre, à susciter son imagination, son intérêt, sa curiosité.

Bien que n’étant plus de la toute première jeunesse, j’envisage aujourd’hui de transporter, pierre après pierre, le Mont Hélicon, qui est, je vous le rappelle, le séjour préféré des Muses, dans notre jardin, et de le rebâtir pour elle toute seule.

Ça devrait lui plaire.

BONNE NUIT LES PETITS

 

BONNE NUIT LES PETITS


Voici le lieu du monde où tout devient enfant.
Charles PEGUY

Illustration de Jean-Marc Angelini

Il avait trouvé une place d’aide auprès d’un Marchand de sable.
Dans la journée, sur la plage, au bord de la mer, il emplissait de grands sacs pour la quotidienne tournée. Il était ainsi devenu l’ami des coquillages, des petits crustacés, des poissons aux délicates couleurs, des rochers et des sirènes.
Le soir, à califourchon sur un rayon de lune, il partait avec son maître, et chacun accomplissait sa mission. Tandis que le Marchand jetait aux yeux des enfants la poudre vespérale qui les endormirait pour la nuit, lui, tout en chantant de douces mélodies, glissait dans leur sommeil des rêves enchantés.

Au crépuscule d’un soir d’été, il entra dans le songe d’une toute petite fille, Harmonie, en compagnie d’une sirène dont il s’était follement épris. Ils y vécurent heureux et eurent beaucoup de petites sirènes.

 

EXCÈS DE VITESSE

 

EXCÈS DE VITESSE

Halte aux écarts de conduite.

Illustrations de Jean-Marc Angelini et Suzanna Tar

La Croche a des ennuis. Il s’est fait épingler l’autre soir pour excès de vitesse. A tel point qu’on menace de lui retirer son permis de conduire. Parce que c’est un récidiviste. Il y a longtemps déjà que ses amis essayaient de le convaincre de se calmer un peu. Mais rien n’y faisait ; il ne voulait rien entendre, ce qui, dans son cas, est pour le moins ennuyeux. Il faut reconnaître aussi que son entourage le poussait souvent à dépasser les limites autorisées afin d’être au plus tôt dégagé de toute obligation. Mais maintenant qu’il est dans le collimateur des autorités compétentes, comme on pouvait évidemment le craindre, les rats abandonnent le navire. On laisse entendre qu’avec sa frénésie coutumière qui d’ailleurs, paraît-il, allait s’amplifiant chaque jour, la catastrophe était inévitable. On ajoute qu’il ne marquait jamais aucune pause. On marmonne qu’il était à la solde du patron, et que sa précipitation n’avait pour seul but que d’éviter à celui-ci d’avoir à payer un trop grand nombre d’heures supplémentaires.
La situation a commencé à sérieusement se dégrader lorsque Chrysaline a, douce Lakmé, il y a environ un mois, failli rendre le dernier soupir à la fin de l’air des clochettes. Il a fallu appeler un docteur et un début de panique a saisi les personnes les plus attentives du public qui, respirant au même rythme que les chanteurs, étaient sur le point de s’étouffer dans leurs baignoires. Furieux, un général en retraite s’est précipité dans la fosse et a malmené le premier violon qui lui est tombé sous la main. Imperturbable, La Croche a poursuivi jusqu’à la ligne d’arrivée, ignorant les notes pointées tel un chauffard brûlant les gares de péage.

Suzanna Tar Exces de vitesse

Mais le comble a été atteint l’autre soir lorsque, conduisant un concert de musique de ballet, victime de son imprudence, il a dérapé sur la Valse des flocons de neige. La mesure était dépassée. Les autorités se sont précipitées. Et l’on a trouvé son cas d’autant plus grave qu’on s’est aperçu qu’il conduisait sans baguette.
Son avenir est gravement compromis.
On suppute que, pour pouvoir désormais subvenir aux besoins de sa famille, il va se lancer dans la musique techno ; car un corniste l’a vu rejoindre son domicile avec une provision de boules Quiès.

 

LES PARAPLUIES

 

LES PARAPLUIES


Paradis peint où sont harpes et luths
François VILLON

illustrations de Evelyne Bovis

A Jacques Renoir, arrière petit-fils du maître de l’impressionnisme Pierre-Auguste Renoir dont il a su si bien parler dans « Le tableau amoureux ».

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Panique au Grand Palais. Quelques heures à peine après le vernissage de la toute nouvelle exposition de toiles parmi les plus réputées des grands peintres impressionnistes, on s’est aperçu qu’un des personnages principaux de l’œuvre d’Auguste Renoir « Les Parapluies » avait disparu. C’est un surveillant, le lendemain, qui, n’en croyant pas ses yeux, a fait cette ahurissante découverte en prenant son service. Bien qu’on ait été habitué de longue date aux vols de tableaux de Maîtres à des fins purement mercantiles, il faut avouer que l’enlèvement d’un seul élément d’une toile est une nouveauté de l’époque passionnante que nous vivons, une grande première. Voilà donc qu’on commence à faire dans le détail. A quelle fin ? Peut-être l’avenir nous le dira-t-il. A quand la disparition du sourire de la Joconde, des effets de soleil de Derain, du bleu de Klein ou même des larmes du Christ ?… Peut-être est-ce, pour l’instant, l’oeuvre de quelque re-visiteur en mal de talent et en manque d’inspiration. Ils sont légion.
Bref, le fait est là, on a volé une partie des « Parapluies ». Et pour être plus précis, on a volé la jeune femme qui figurait au premier plan, à gauche, des « Parapluies », l’une des grandes toiles en hauteur de l’un des Maîtres de l’Impressionnisme.
A moins, sait-on jamais, qu’il ne s’agisse plus simplement d’une fugue de la belle enfant.
Le Ministre des Affaires Culturelles, immédiatement alerté, comme bien l’on s’en doute, et
totalement décontenancé naturellement, sur les dents en même temps que sur les rotules, ce qui d’ailleurs a provoqué une certaine surprise rue de Valois, car cette attitude évoque davantage l’Art Nouveau que l’Impressionnisme, a, dès les premières minutes, lancé ses plus fins limiers sur l’affaire. La télévision publique a été priée pour suivre l’actualité de déprogrammer illico l’émission prévue le soir même à 23 heures 45 pour la remplacer par une évocation de l’œuvre d’Auguste Renoir.

On se perd en conjectures sur ce qu’il a bien pu se passer. La jeune disparue semblait tout à fait comme il faut, parfaitement convenable. Attitude correcte et même un peu collet monté, tenue vestimentaire presque sévère, visage serein, sain, franc, esquisse d’un sourire flou. Elle paraissait ne connaître aucune des personnes de son entourage. Celles-ci, bien entendu, ont été parmi les premières à être interrogées. Sans aucun résultat probant. On se demandait depuis longtemps si le jeune dandy barbu, derrière elle, à sa droite, la connaissait, l’accompagnait, la tourmentait, la poursuivait de ses assiduités peut-être…
Il répond négativement à toutes ces interrogations. Seul le peintre aurait pu donner des précisions… Et encore. Qu’en savait-il lui-même ? Cela revêtait-t-il pour son travail une quelconque importance ?… D’ailleurs, pouvait-il supposer que quelque cent trente ans après qu’il eût donné naissance à ces personnages, on se poserait une question aussi saugrenue ?… Le dandy connaissait-il cette fille ?… On prête souvent aux artistes tant d’idées qui n’ont peut-être jamais effleuré leur esprit… D’autre part, si ce garçon avait été l’auteur ou l’un des auteurs de l’enlèvement, il se serait à coup sûr, lui aussi, fondu dans la nature après le forfait. Cela semble logique. En tout cas, ce que l’on peut dire presque sans aucun doute, d’après leur apparence, c’est que ces deux jeunes gens sont arrivés sur les lieux de la disparition vers la même époque.

A la réflexion, le regard du barbu est quand même un peu trouble…

Autre énigme : pourquoi tous ces personnages ont-il ouvert leurs parapluies ou s’apprêtent-ils à les ouvrir, alors qu’il semble ne pas pleuvoir ? La jeune femme, elle, n’en a pas, et les fillettes, à droite, non plus ; pourtant, les vêtements d’aucune d’entre elles ne semblent mouillés. Voilà qui complique singulièrement les recherches. Tous, tant qu’ils sont, se joueraient-ils la comédie à eux-mêmes ? Enfin, quoi qu’il en soit, cela n’explique en rien la disparition insolite d’une personne qui traversa cette place, une seule fois peut-être, aux environs de 1885, mais qui fut saisie à ce moment-là par le pinceau du peintre.
Alors, enlèvement, fugue, fuite ?… Evaporation, peut-être ?…

S’est-on jamais demandé ce que ressentent ces personnages à qui les artistes donnent vie et qui restent figés, prisonniers en somme dans un cadre, alors qu’on glose sur eux un peu partout dans le vaste monde ? De plus, on en parle mais on ne leur adresse jamais la parole, et ils n’ont pas demandé à se trouver là, ni même à exister où que ce soit. Ce n’est sans doute pas drôle de passer l’éternité dans un même lieu, dans un même cadre, sur un même mur, dans un même paysage. Les baigneuses du cher Renoir, toutes pleines de santé qu’elles sont et malgré la plénitude de leurs charmes généreux sont peut-être lasses, certains jours, du soleil permanent qui inonde leurs chevelures opulentes. De même que les filles de Toulouse-Lautrec, à force de lever la jambe, ressentent probablement parfois, dans l’aube blafarde et enfumée des quartiers chauds de la capitale, des douleurs d’ankylose. Que dire aussi de ces pauvres gens du Radeau de la Méduse qui s’époumonent en vain depuis des siècles sans que jamais personne ne se porte à leur secours ?
Quelle responsabilité, en définitive, que celle de ces artistes qui créent des mondes au gré de leur fantaisie, et puis les abandonnent en bord de route.
Peut-être ce vaste univers des images éprouve-t-il le besoin d’échapper parfois, ne serait-ce que quelques heures, à sa réalité quotidienne pour goûter la liberté des grands espaces. Peut-être la nuit, ces images que l’on croit figées à jamais s’éveillent-elles pour vibrer d’une intense et étrange façon dans le silence des ténèbres. Peut-être, sur fond de musique baroque, les angelots de la Chapelle Sixtine sont-ils tentés de lutiner les bergères de Fragonard, et, au retour des champs de courses, les élégantes de Van Dongen rêvent-elles de se trémousser sur des rythmes de charleston en compagnie des bellâtres qui les pourchassent.

Les enquêteurs n’ayant obtenu aucun résultat satisfaisant auprès de l’entourage immédiat de la jeune disparue ont alors porté leur attention sur le monde enchanté du peintre. Là encore, pas de renseignements très intéressants. Les natures mortes sont restées obstinément muettes (à la vérité, on ne comptait pas vraiment sur elles pour faire avancer les choses), les paysages ont gardé leur souriante sérénité, leurs couleurs et leurs lumières éclatantes, mais ils ont semblé ne pas vouloir se mouiller, ne serait-ce qu’un instant, ce qui d’ailleurs eût été dommage. On attendait davantage des canotiers et de leurs compagnes, des danseurs et de leurs cavalières, des amoureuses et de leurs soupirants, des musiciennes, des nombreuses jeunes filles vaquant à leurs occupations quotidiennes, des lavandières, des baigneuses, des petites paysannes des Collettes, et même de Vénus, et même de Pâris. Mais rien, absolument rien. Tous gardaient un silence où perçait semble-t-il une vague complicité. Manifestement, on voulait rester discret. De plus on sentit, et l’on se demanda d’ailleurs pourquoi, une certaine réticence de la part des baigneuses. Affaire de génération, d’époque ?…

Le Ministre dépérit. Va-t-il, à cause de cette déplorable affaire, perdre son latin ou son maroquin ? Les deux, peut-être. Quoi qu’on fasse, on est jusque-là, sans nouvelle du carton à chapeaux et de sa jolie propriétaire. On a cherché du côté des voleurs, des aigrefins, des chevaliers d’industrie, des petites gouapes, des voyous, des crapules, des pirates, des plagiaires et autres malfaiteurs. Du côté des séducteurs, des viveurs, des libertins, des débauchés, des dévergondés, des noceurs, des casse-coeurs, des suborneurs, des tombeurs et autres lovelaces. Rien. Désespérément rien.

Les « Parapluies » s’étiolent eux aussi. Bien que disant ne rien connaître de l’inconnue disparue, les personnages du tableau se sentent amputés d’une partie d’eux-mêmes. Les visages se ferment, insensiblement, chaque jour un peu plus, les parapluies se fanent, certains même se referment lentement, se rabougrissent, de nombreuses baleines font penser à de modestes tire-bouchons. Et la petite fille, désenchantée, paraît sur le point de lâcher son cerceau.

Il est de plus en plus question de décrocher la toile.
~~~~~~~~~~
Enfin, du nouveau.
Un fervent admirateur d’Auguste Renoir, amoureux fou de la jeune femme des « Parapluies » s’étant enfin trouvé devant le tableau de ses rêves à l’occasion de l’exposition du Grand Palais, a enlevé sa belle à la brune, au soir du vernissage, dans une authentique De Dion-Bouton rutilante, avec la complicité d’un gardien de nuit, touché jusqu’au fond de lui-même par cette histoire d’amour d’un autre âge. La jeune fille était, paraît-il, consentante. Sans doute attendait-elle cet instant depuis sa propre création.
Le Ministre refait surface. On va remettre au surveillant qui a découvert la disparition la Palme d’Or du Mérite Culturel. Les autorités (les compétentes et les incompétentes, comme il se doit) se sont demandées si l’on devait sanctionner le ravisseur ainsi que l’entourage de la belle qui ne pouvait pas ne pas avoir vu l’enlèvement pour Cythère (on murmure même que la fillette a protégé la fuite à l’aide de son cerceau… mais chut…). D’ailleurs, on a vite appris que le monde de Renoir dans son ensemble, sans être vraiment complice, connaissait fort bien les tenants et les aboutissants de la disparition. En haut lieu, on était bien embarrassé. Alors on a rapidement pris une sage décision : on a consulté les descendants du Maître. L’un d’entre eux, artiste lui-même, a suggéré d’intégrer l’amoureux au tableau. Et l’on a suivi son conseil. Pour ne modifier en rien la composition de l’œuvre, le garçon se dissimule derrière les parapluies. Ni vu, ni connu. La nuit venue, la jeune femme, confiant son carton à chapeaux à la petite fille au cerceau, rejoint son compagnon au delà du rideau de pluie. Et tandis que les passants détournent pudiquement les yeux, les amoureux s’étreignent longuement avant de s’engloutir jusqu’au matin dans un discret rayon de lune.

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PANORAMA

 

PANORAMA


Avant le déluge, désarmez les cerveaux.
Paul ELUARD et Benjamin PÉRET

Illustration de Jean-Marc Angelini

En souvenir de mon Maître Roger Monteaux, sociétaire de la Comédie-Française.

Je sais, Reynaud, que vous ne vous intéressez pas particulièrement aux Arts. Des langues acérées et acerbes m’ont même laissé entendre que c’est le dernier de vos soucis. Ne culpabilisez tout de même pas, vous êtes quelques-uns à être dans ce cas ; mais enfin, vous devriez faire un petit effort, que diable ! Permettez-moi de vous dire que l’an prochain, ça ne vous ferez pas de mal de consacrer ne serait-ce qu’une ou deux soirées dans l’hiver à des représentations organisées dans le cadre du Théâtre Municipal. Vous ne seriez pas déçu, je vous l’assure ! Le théâtre est un loisir. Acceptez sans complexes mal venus de vous distraire. Certes, il s’agit d’un loisir culturel, je vous l’accorde bien volontiers, mais la culture, contrairement à ce que nombre de tristes béotiens prétendent, n’est pas quelque chose de systématiquement ennuyeux. Le théâtre permet aux spectateurs de passer d’agréables moments : il agit sur leur humeur, qu’il égaye ou qu’il attriste, selon l’œuvre proposée, et en même temps, il offre, dans presque tous les cas de figure, des éléments de réflexions. C’est important, tout de même ! Vous êtes bien d’accord avec moi, là dessus, je suppose !

Sans critiquer les choix de son prédécesseur, j’estime que le nouveau directeur du Théâtre Municipal nous a offert cette année une saison en tous points remarquable. Ne boudons pas notre plaisir. La programmation était digne d’éloges tout autant que d’intérêt.
Je vous dirai d’abord qu’il y en avait pour tous les goûts. Jugez plutôt : Ionesco, Corneille, Offenbach, Feydeau… des concerts, aussi, et des lectures publiques. Et tout cela était incontestablement réalisé avec beaucoup de finesse, d’esprit et de réalisme. La Culture, avec un grand C était à l’honneur, mon cher. On a senti, tout au long de ces soirées, la patte d’un grand professionnel.

Nous vîmes « Les chaises », d’Eugène Ionesco. C’est un auteur dramatique contemporain. Un des maîtres de ce que l’on a appelé le Théâtre de l’absurde et de la négation du langage. Les préoccupations qu’il exprime dans son œuvre portent, je vous le précise ou je vous le rappelle, sur l’impossibilité dans laquelle se trouve l’être humain d’établir une communication authentique avec ses semblables. On avait fait appel, pour monter cette farce tragique à un metteur en scène bien conscient du fait que, tant l’auteur que ses thèmes, avaient pris malheureusement un « sacré coup de vieux », comme l’on dit en langage biblique. Il avait donc sagement décidé de « dépoussiérer » tout cela. C’est pourquoi il nous en a présenté une version complètement modernisée. Le résultat est génial.
Le sujet de la pièce, en quelques mots : deux vieux, un homme et une femme, attendent chez eux un orateur et une assistance nombreuse. L’orateur aura pour mission d’expliquer la philosophie du vieux, lequel ne se sent pas capable de la transmettre lui-même. Le couple accueille les personnes invitées et les fait asseoir. Peu à peu, c’est un déferlement de visiteurs et de chaises. L’homme et la femme ne sont occupés qu’à apporter des chaises et ne disent plus un mot.
Enfin, le vieux annonce que ni lui ni sa femme n’attendent plus rien de la vie, et qu’ils peuvent mourir puisque leur message sera transmis par l’orateur.
Ils se jettent tous deux par la fenêtre, tandis que l’orateur essaie de parler, mais sans résultat, car il est sourd et muet.
D’ailleurs, les chaises sont vides ; les visiteurs sont invisibles. Il n’y a personne, nulle part.
La pièce veut montrer l’absence et la précarité de tout ce qui arrive et qui passe dans la vie.
Eh bien, la réalisation de ce spectacle a été marqué par quelques idées géniales : d’abord, trouvant que tout cela était un peu longuet, le metteur a supprimé le personnage de la vieille. Il avait d’ailleurs envisagé de sacrifier aussi celui du vieux, mais il paraît qu’il s’est finalement dit que le théâtre se voulant un art populaire, les foules laborieuses n’étaient sans doute pas, à l’heure actuelle, suffisamment préparées à capter de tels messages vituôôôôls. Donc, une partie du texte était coupée, et tout ce qu’il en restait était dit par le vieux. Cela allège le tout. Le public peut garder son esprit en éveil jusqu’au baisser de rideau (façon de parler, puisqu’il n’y a plus de rideau car cela fait vieillot). Voilà. Il fallait y penser. Et il fallait aussi, naturellement, régler le problème des chaises, jamais un seul personnage n’ayant le temps, au cours du spectacle, de les apporter toutes. Surtout que, je vous le répète, de nombreuses coupures ont été faites dans le texte ; on a donc supprimé la moitié des chaises. Ah ! à cela aussi, il fallait y penser, Reynaud ! Et ces trouvailles ne peuvent pas germer dans n’importe quel esprit.. D’ailleurs, comble d’ingéniosité, ce ne sont plus des chaises ; ce sont des bains de soleil ; cela fait plus actuel. Et on les a choisi à roulettes ; ainsi, le vieux peut les installer plus vite. Cela a même permis de rajouter une scène qui détend un peu l’atmosphère : à un moment, c’est l’orateur qui entre en maillot de plage 1900 en poussant un bain de soleil sur lequel est étendu le vieux, un peu comme s’il était dans un landau de bébé. C’est du plus bel effet, bien dans l’esprit de l’auteur. Gros succès public. La salle rit à gorge déployée. Autre chose encore : le vieux, à la fin, ne se suicide plus ; il entre dans une maison de retraite. Où il n’y a personne. Voilà l’idée de génie, Reynaud : il n’y a personne. C’est formidable. Ainsi, le message de l’œuvre est conservé : on préserve l’idée de l’absence et de la précarité de tout. Et en même temps, la fin est moins traumatisante pour les spectateurs. On évite le suicide.
Bref, une réussite. Une soirée… mémorable, quoi ! N’ayons pas peur des mots ! Vous avez incontestablement raté un grand moment de théâtre, mon bon Reynaud. Je le regrette pour vous.

Ensuite, on nous a proposé une nouvelle lecture du Cid.
Je vous rappelle brièvement le sujet de cette tragédie du grand Corneille. Chimène et Rodrigue s’aiment. Mais Don Gomès, le père de la jeune fille, à la suite d’un différend avec Don Diègue, le père de Rodrigue, insulte et gifle le vieillard. Trop âgé pour laver l’affront, Don Diègue demande à son fils de le venger. Rodrigue défie Don Gomès et le tue. Chimène, qui aime toujours Rodrigue sollicite auprès du Roi la punition du jeune homme. Mais à la suite de diverses péripéties et des exploits guerriers de Rodrigue, les amoureux peuvent enfin espérer célébrer un jour une union dont ils sont dignes tous les deux.
La mise en scène fourmille de trouvailles. Je ne vous en citerai que quelques unes, parmi les plus marquantes. D’abord, on sent très nettement, tout au long de la soirée, sous-jacent à l’action, l’engagement militant de Chimène envers la cause féminine. Et d’ailleurs, entre parenthèses, les applaudissements fusent, à maintes reprises, lors de ses prises de position à l’égard de Rodrigue. Et le jeu des acteurs est si juste que, lorsque, par exemple, elle demande vengeance au Roi, un hourvari parcourt la salle comme une tempête qui va s’amplifiant.
Toute la soirée, le public vibre. On se croirait à un match de catch. D’ailleurs, autre belle innovation : Don Gomès soufflette le vieux Don Diègue avec un gant de boxe. C’est beaucoup plus parlant que dans la version originale. Il faut dire que tous les personnages portent des vêtements modernes, tee-shirts et jeans du plus bel effet – le costumier a porté une attention toute particulière aux tons pisseux et délavés – et sont chaussés de baskets. Les lycéens se sentent ainsi plus concernés. Chimène danse au cours de la pièce un reggae époustouflant avec Don Sanche pour attiser la jalousie de Rodrigue.
Autre trait de génie encore, : le créateur s’est dit que, pour le spectateur moderne, rompu qu’il est à la fréquentation des grandes fresques cinématographiques, la règle des trois unités ne peut apparaître que comme une contrainte désuète et pour le moins rébarbative. Donc, l’action se déroule sur deux années, ce qui permet à Rodrigue de nouer une intrigue avec l’Infante pendant que Chimène excite la jalousie de Don Sanche dans plusieurs décors inspirés des salons et salles à manger du Titanic.
Pour les besoins de la cause, le metteur en pièces a inséré dans le spectacle quelques textes additionnels. Mais, attention, Corneille n’est pas trahi. Les inserts sont extraits de Cinna, de Polyeucte, de Théodore vierge et martyre, de Pulchérie, de Rodogune et de bien d’autres de ses pièces. Ce qui prouve la grande connaissance que possède le réalisateur de l’œuvre cornélienne.
Ah ! je vous assure, Reynaud, ce fut encore un grand moment de théâtre. A la sortie, les cornéphiles se félicitaient réciproquement d’avoir tellement admiré. Quelques rares jocrisses émettaient des critiques. Mais on les fit vite taire afin qu’ils ne ternissent pas la jubilation des connaisseurs.

Le mois suivant, on nous offrit un opéra bouffe : « La Belle Hélène ». Là, le texte était intégral. Un unique petit rajout : une interjection prélevée dans « La Fille du Tambour Major ». Mais ça ne concerne que les connaisseurs. Seule innovation, on avait supprimé la musique d’Offenbach, le metteur expliquant par un court texte inséré dans le programme qu’elle avait décidément mal vieilli.

Nous eûmes ensuite une représentation d’une exceptionnelle qualité de la pièce de Georges Feydeau « Feu la mère de Madame ».
Un peintre sans talent rentre chez lui fort avant dans la nuit après avoir assisté au Bal des Quat’z Arts. Sa femme, qui a oublié d’être maligne, lui cherche noise tandis que lui est pris de nausées, tout ce qu’il a avalé au cours de sa longue soirée ayant du mal à passer. Scène de ménage. Joseph, le nouveau valet de chambre de la mère de Madame vient annoncer le décès subit de celle-ci. On s’habille pour se rendre chez la défunte. Coup de théâtre. Au moment de se mettre en route, on s’aperçoit qu’il y a eu une confusion : ce n’est pas la mère de Madame qui est morte, mais sa voisine de palier.
Cette critique sans concession de la petite bourgeoisie confine à la grande tragédie. Le metteur a bien su rendre compte de l’inanité de cette société décadente et nauséabonde qui préparait les lendemains bien sombres que nous avons connus. Le valet pelotant d’une manière tout à fait impudique la femme du peintre raté montre bien le peu d’estime en laquelle les oppressés tenaient la classe qui les exploitait. Les haut-le-cœur nauséeux du fêtard étalent au grand jour l’égoïsme forcené du mâle et laissent entrevoir le drame qui couve. Ils sont les prémices de la lutte que déclencheront par la suite les femmes asservies. On voit bien dans cette œuvre que l’esclavage de la femme n’est dû qu’au pouvoir de l’argent confisqué par l’ignoble bourgeois qui l’emploie d’ailleurs en quantité non négligeable pour assouvir ses instincts bestiaux les plus abjects. Cette pièce est d’un réalisme criant, Reynaud, elle annonce 36, 68… C’est une intense réflexion sur la condition humaine. On sort de là sur les rotules. Les visages étaient crispés. Je ne pouvais quant à moi chasser de ma pensée l’adage si sage… et si vrai : l’homme est un loup pour l’homme. Et je me permets d’ajouter, Reynaud, modifiant hardiment pour les besoins de la cause l’apophtegme multiséculaire, et grâce à la lecture que le metteur m’a permis de faire de cette pièce admirable : l’homme est un loup pour la femme.

Et réciproquement.

Les concerts nous ont amenés à découvrir une des plus récentes inventions en matière de musique. C’est tout simplement fabuleux ! On n’arrêtera pas le progrès. Pour ne plus importuner les voisins, on fabrique maintenant des instruments silencieux. D’ailleurs, depuis quelque temps, vous ne m’entendez sans doute plus faire mes exercices de bugle.
Le Directeur de notre théâtre a donc eu l’idée géniale d’utiliser ce type d’instruments pour les concerts programmés cette saison. Tous les musiciens arrivent en scène avec un casque d’écoute sur les oreilles. Chacun d’entre eux va pouvoir entendre la partie qu’il joue sur son propre instrument, mais il sera bien le seul. Il ne gênera donc pas les autres musiciens. Le chef entend tout. Le public n’entend rien. Mais il est ravi, car il assiste de la sorte à un spectacle de mime pour le prix d’une place de concert. Il peut en toute tranquillité observer les mimiques souvent cocasses des musiciens. Ainsi, je puis vous assurer que le visage congestionné d’un cornet à piston à bout de souffle vaut son pesant de salicylate. De plus, comme le public connaît le titre de l’œuvre que les musiciens sont en train de jouer en silence devant lui, il peut laisser vagabonder son imagination en pensant à ce que ça pourrait donner s’il entendait quelque chose.
Plusieurs musicologues de renom pensent que cette invention va révolutionner la profession de chef d’orchestre. Ils disent que ce n’est plus lui qui dirigera les musiciens, mais que ce sont ces derniers qui, n’entendant chacun que son propre instrument imposeront au chef ses nombreuses gesticulations frénétiques.

Reynaud, n’ayons pas peur des mots : nous vivons une époque passionnante.

Pour en finir avec mes informations sur la récente saison théâtrale, je vous dirai qu’on nous a présenté plusieurs soirées consacrées à la lecture d’extraits d’oeuvres littéraires.
C’est devenu très à la mode. Les spécialistes affirment que cette formule est née de la carence d’auteurs dramatiques contemporains, notamment en France. Et puis, ce sont des soirées qui se préparent facilement, puisqu’elles permettent aux comédiens de ne pas savoir leurs textes.
Que vous dire encore ?
Ah oui ! ceux qui aiment le théâtre ont à leur disposition dans le hall, près de la billetterie, un rayon librairie qui offre un large éventail de pièces contemporaines.

Ce qui est navrant, c’est que, allez savoir pourquoi, la plupart de ces spectacles sont joués devant des salles vides.

On nous annonce déjà, pour l’année prochaine, la célèbre comédie de Henri Monnier « Grandeur et Décadence de Monsieur Joseph Prudhomme », transposée à notre époque, cela va de soi.
On dit que ce devrait être le clou de la saison.

 

LES PETITS RIENS

 

LES PETITS RIENS

Illustrations de Jean-Marc Angelini

Jean-Marc Angelini Rêverie danse verticale

Lorsqu’il voyage, Octogyne ne descend plus que dans des hôtels louant des chambres à dormir debout. Cela lui permet de ne pas avoir à changer ses habitudes. Car il a mis au point depuis longtemps déjà une méthode qui consiste à ne s’endormir qu’en position d’arbre droit, mains au sol, pieds au mur. Ainsi dès qu’il s’éveille au petit matin il voit le monde à l’envers. Il prétend que c’est bien meilleur pour le moral.

Jean-Marc Angelini perdu le Nord

Courtecuisse a perdu le nord. Après l’avoir cherché aux quatre coins de la ville, il est allé consulter un psychologue qui par bonheur en avait un à vendre d’occasion. Courtecuisse est reparti avec et personne ne s’est vraiment rendu compte du changement.

Jean-Marc-Angelini sentier Pagnol

Pour des raisons obscures et non encore élucidées, mais le seront-elles jamais, les herbes de la prairie en sont venues à des échanges verbaux glissant gaillardement de l’agreste à l’agressif. Les interlocuteurs se sont accusés tour à tour de se prendre pour les premiers moutardiers du pape ou de se croire issus de la cuisse de Jupiter. Le mouron pour les petits oiseaux observait, interdit, ce chamaillis inopiné. Puis, les belligérants, bave aux lèvres, s’envoyèrent mutuellement paître. Sur ce, les moutons arrivèrent et mirent fin à l’algarade en deux temps trois mouvements. Et le mouron pour les petits oiseaux qui n’avait eu que le tort de se trouver là fut allègrement croqué comme les autres sans aucun ménagement.

 

RINFORZANDO

 

RINFORZANDO

C’est d’abord rumeur légère…

Illustration de Jean-Marc Angelini

Epigastre a de sérieux ennuis. On l’a surpris en flagrant délit de violence, en train de fouetter un œuf dans sa cuisine. Et de plus avec une fourchette. Ce qui ajoute, on aurait pu s’en douter, à la cruauté de l’acte. Un moment ébahi, l’accusé n’a pas trouvé d’arguments vraiment crédibles pour se défendre. Ça risque de lui coûter cher. La mère de l’œuf, une jeune poule à la huppe altière mais provocante s’est empressée de porter l’affaire devant la justice. Et dès que l’évènement a été connu dans la basse-cour, chacun s’est mis à cancaner. Vous savez ce que c’est, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. En haut lieu, naturellement, selon une louable habitude, on a tout fait pour étouffer l’affaire dans l’œuf, mais un coq surgi d’une bruyère voisine et sans doute plus hardi que les autres bien que, paraît-il, valétudinaire, s’est dressé sur ses ergots pour défendre la veuve et l’orphelin, car entre temps, le père de l’œuf était passé à la casserole, et il a hissé la crête au-dessus de la piétaille. A la suite de quoi une dinde, aux aisselles plus flasques encore qu’il n’est d’usage même dans le beau monde, s’est mise à ululer pour se faire remarquer. A l’heure qu’il est, elle continue de faire courir les bruits les plus suspects, et même les plus abjects sur ce pauvre Epigastre qui du coup a donné naissance à un ulcère. Elle laisse entendre à qui l’écoute que l’abominable fouettard est un récidiviste, qu’il a déjà maintes fois battu des oeufs, et que, de plus, il est davantage enclin à en casser un avec plusieurs fermières des environs qu’à fracasser trois pattes à un canard. Aussi, les fermiers sont sur leurs gardes, les canards, bien que pas vraiment concernés, sont apeurés, certains même ont eu un irrémédiable coup de sang. Et les poules sont sur les dents. Quant aux œufs, je ne vous dis pas ! C’est la panique. De nombreuses mères poules ne veulent plus les lâcher et les couvent outrancièrement, la plupart des fermières, pour éviter les tracas, les gobent comme des mouches. Et les plus vieux d’entre eux, estimant que l’on a donné trop d’importance à l’évènement se disputent comme des chiffonniers et finissent par se brouiller avant d’aller se noyer dans des basses-fosses.
Bref, sale temps pour les ovipares comme pour les humains.
On trouve de méchants esprits qui profitant du vent mauvais sont prêts à gaver les oies du Capitole pour provoquer une véritable insurrection.
Et qui va payer les pots cassés ? Devinez. Ceux qui auront trouvé la bonne réponse se verront décerner l’expression de ma considération distinguée en même temps que la plus navrée et qui d’ailleurs ne leur est absolument d’aucune utilité.

 

NOCTURNE

 

NOCTURNE


Et la rosée perlait sur les près obscurcis
Alors que le sommeil hésitait, indécis.

Illustration de Jean-Marc Angelini

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit… 0ui, j’aurais dû, je sais, mais…C’est un oubli bien involontaire. Enfin, quoiqu’il en soit, la nuit a très mal pris la chose. Elle s’est mise à faire la tête. Et croyez-moi, une tête de nuit avec un œil ouvert qui vous fusille du regard, ça n’a rien de particulièrement excitant.
Il faisait noir comme dans un four, alors forcément, je ne me suis pas rendu compte que j’avais oublié de tirer le rideau, tout simplement. Etre fixé par l’œil de la nuit, surtout quand celle-ci est mal lunée, ça vaut son pesant de tête de porc avariée… J’ai hésité un court moment sur la conduite à adopter. Et j’ai finalement décidé de fermer les yeux. Mais va te faire voir, si je puis me permettre une expression aussi triviale, mes paupières ne m’ont été d’aucun secours. L’œil a brusquement attaqué mon os frontal de plein fouet. Puis il s’est insinué sournoisement jusqu’au profond de moi-même. J’en étais gêné pour lui. Je me sentais comme aux premières lueurs de mon existence, nu comme un ver. Je ne pouvais absolument plus rien lui cacher. Et peu à peu, m’envahissant totalement, sans aucun complexe, il s’est mis à ironiser sur mes faiblesses, se gaussant de mes petites lâchetés quotidiennes, mettant en cause les décisions que j’avais été appelé à prendre dans la journée, distillant en moi des doutes qui allaient crescendo, le tout finissant par ne plus laisser mon esprit un seul instant en repos. Je sentais monter en moi une humeur flottante, aqueuse pour ainsi dire… J’ai commencé à me tourner et me retourner avec une agitation croissante sous mes couvertures cherchant sans résultat aucun une position qui m’aurait libéré de ce regard inquisiteur. Que faire pour enfin trouver un peu de repos ? Je n’en sais trop rien. Alors, je commence à voir la vie en morose. Je voudrais m’assoupir, je voudrais ne plus penser, je voudrais rêver de promenades champêtres, de chemins qui chantent la noisette, d’écureuils courant sur la mer… que sais-je encore ? sans aucun résultat… Tout à coup, pris d’une folle colère, je me jette sur mon oreiller sans défense, je le saisis à bras le corps, si j’ose dire, je le tords, je le déforme, je le malaxe, je le moleste, bref je lui en fais voir de toutes les couleurs, et pour finir je le mords, puis je l’écrase sur ma tête, le gardant prisonnier de mes bras et de mes mains. Dans son sommeil, ma voisine de lit me demande si je suis souffrant. Je l’entends à peine et je préfère ne pas répondre à une telle question que je juge en la circonstance, je ne saurais d’ailleurs trop dire pourquoi, d’une parfaite incongruité. De toute façon, elle se foutrait complètement de ma réponse, car elle est toute occupée à dormir, elle ne pense qu’à ça.

Les minutes s’écoulent à raison de treize, quatorze, quinze à la douzaine. Il fait chaud, j’ai la gorge sèche. J’étouffe sous les plumes de mon oreiller. J’ai l’impression qu’il pèse une tonne. Je le jette à terre et m’enfouis tout entier sous les draps et les couvertures, au fin fond du lit, les yeux toujours résolument fermés. Peine perdue. L’œil m’assaille sans cesse, il m’agresse. Il était toujours là et regardait Caïn… Caïn ? Et pourquoi Caïn ? Ma raison chancelle, j’en suis maintenant convaincu. Je ne suis tout de même pas un assassin, que diable ! Alors, pourquoi Caïn ? Ah oui, c’est vrai ! Une simple réminiscence poético-littéraire. Le dernier vers d’un grand poème épique du père Hugo. « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ». La Conscience. Génial, Totor, comme l’appelait sa Juliette. Seulement qu’est-ce qu’il vient faire là, à m’empêcher de dormir ? Champion toutes catégories, Hugo, Victor de son prénom. Attention, ne pas confondre, ça, ce n’est pas du Totor, c’est du Prévert, Jacques de son prénom. Oui, pris par son fréquent délire verbal, il a écrit un jour ce texte hautement humoristico-intello-philosophico-poétique : « Comme c’est curieux les noms, Martin Hugo Victor de son prénom, Bonaparte Napoléon de son prénom, pourquoi comme ça et pas comme ça, un troupeau de bonapartes passe dans le désert, l’empereur s’appelle Dromadaire… »… « Ce siècle avait deux ans, Rome remplaçait Sparte, déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, bon appétit, Messieurs… ». A l’improvviso mi prende la ridarella, soudain le fou rire me prend : le Jacques aussi était tombé sur la tête… Et par la fenêtre encore. D’un studio de la Rue Cognacq-Jay. C’est comme Einstein, drôle de mec, avec une langue bien tendue… Je n’ai jamais compris grand’chose à la relativité, sauf à celle du sommeil… Je m’agite à nouveau, comme un fœtus au bord du gouffre. « Tamalou ? » fait ma voisine. Suant et délirant, je bafouille une nouvelle citation hugolienne :
« Donc, une bête va, vient, rugit, hurle, mord,
De là vient que la nuit en sait plus que l’aurore. »
« Ta gueule » articule Dulcinée entre deux bâillements trop sonores pour être honnêtes. Elle, elle dort ! Je la tuerais volontiers.

Les heures passent. Passe la nuit, mais pas son œil, qui reste. Je n’en puis plus, je suis fourbu, flapi, brisé, vidé de toute substance. Soudain, profitant de mon extrême faiblesse, la nuit saisit mon cou, le tortillonne, le transforme en une espèce de tire-bouchon. Je respire avec peine, je suis aux portes de l’asphyxie. Impression bizarre s’il en est. Horreur, ça y est, je me liquéfie ! ça fait un drôle d’effet… Je n’ose pas ouvrir les yeux, car je crains de ne pas me retrouver, je crains de m’apercevoir que je me suis complètement évaporé, que je ne suis plus qu’un nuage…
Je ressens une immense lassitude ; mentalement, j’insulte la nuit qui ne me laisse aucun répit, aucun repos, ne m’accorde aucune trêve. Le temps s’écoule interminablement. Peu à peu, des souvenirs remontent en mon esprit embrumé. Mes échecs, mes amours ratées, mes aventures avortées, mes rêves évanouis. Et si j’en tirais un florilège, qui sait, peut-être que plus tard, ça ferait rire un peu mes descendants… Et puis voilà qu’après la poésie de tout à l’heure vient la musique sous la forme d’un cortège burlesque. Chevauchée des Walkyries, Cavalerie légère, Nuit de Valpurgis, Madame Arthur, Si tous les cocus portaient des bretelles, Un jeune homme vient de se pendre… Tiens, et si je me pendais moi aussi, si je me pendais, c’en serait fini de cette infâme et interminable nuit. Et de plus, ça pourrait amuser la galerie. Si je me pendais à la poutre maîtresse de la salle de séjour. Succès assuré. Grosse surprise au matin pour les premiers arrivés. Ils me découvriraient suspendu à un fil, langue en goguette, mon corps inerte et mauve se balançant benoîtement devant l’œil noir, bête et plat du téléviseur, ajoutant une touche bucolique à la quiétude matutinale. « C’est une plaisanterie » bramerait Dulcinée, les yeux exorbités. Non Madame, c’est pour de vrai malheureusement, comme disait le nouveau-né quand il a ouvert les yeux pour la première fois. Et un peu plus tard, à nous les honneurs de la presse, car entre temps, la dolce, désespérée, aurait été retrouvée suspendue au lustre de la salle de bain.

La lutte ne se termine qu’aux premières lueurs de l’aube. J’ouvre prudemment un œil et je dois me rendre à l’évidence : celui de la nuit a disparu et par voie de conséquence son terrible regard aussi. Je suis exténué et me noie très vite dans un profond sommeil dont me tire une heure après à peine la sonnerie stridente et agressive du réveille-matin de mon voisin de palier. La nuit s’est éclipsée. Jusqu’au moment où, l’ordre du jour étant épuisé, elle reviendra rôder pour exercer son pouvoir maléfique. Mais moi, méfiant, je l’aurai à l’œil. Sur le qui-vive. Je veillerai. Faites-moi confiance : je ne fermerai plus l’œil de la nuit.

 

LE REGARD DE LA POULE

 

LE REGARD DE LA POULE

Un œil noir me regarde…

Illustration de Line Germani

Ah ! Corneloup ! Je suis bien ennuyé, mon vieux. Vous savez qu’on m’a fait depuis longtemps l’amitié, et j’oserai même dire l’honneur, de me considérer comme un fin gastronome. Eh bien, je ne peux plus supporter de voir une poule au pot, mon cher. C’était pourtant l’un de mes plats favoris. Je ne peux plus le voir. A cause des yeux. Oui, quand il y a une tête de poule dans mon assiette ou sur un plat, je suis fasciné par ses yeux, dans lesquels je lis comme un reproche. Et comble de malchance, à ses deux yeux ordinaires, ceux qui lui permettent de voir, viennent s’ajouter tous les autres ; oui, tous ceux qui surnagent sur le bouillon. Ça devient comme une espèce d’accusation permanente. Je finis par me sentir tellement coupable que ça m’ôte l’appétit ; je ne peux plus avaler le contenu d’une seule cuillère. J’ai la pénible impression que le bouillon m’a à l’œil. Si j’ose dire.
Il est vrai que, depuis le règne de Henri IV surtout, la poule a pas mal de raisons d’en vouloir aux hommes. Elle fait figure, à juste titre d’ailleurs, de victime. Jusqu’à cette époque-là, elle était considérée comme un luxe. Certes, depuis toujours, d’aucunes passaient à la casserole. Mais rares étaient celles qui finissaient dans les assiettes. De plus, quand c’était le cas, elles trônaient aux grandes tables. Et elles faisaient l’objet d’une attention toute particulière (de la part surtout des curés qui leur rendaient hommage avec gourmandise et allégresse sans trop se préoccuper des règles élémentaires de la bienséance). C’était en quelque sorte, flatteur. En revanche, il faut bien le reconnaître, depuis longtemps déjà, on subtilisait leurs œufs. Au cours des siècles, on n’a jamais laissé couver les poules en paix. De temps immémoriaux, elles ont été victimes d’une contraception imposée.

Disons-le tout net, la poule n’est pas libre de disposer de son corps. Voilà le grand drame de l’espèce à travers les âges. Et voilà aussi l’une des raisons pour lesquelles lorsqu’une poule est dans mon assiette, moi, je ne suis plus dans la mienne. J’ai l’impression qu’elle me fixe avec un air de reproche, comme pour me dire «Ingrat ! Mon corps était à moi ! »
Mais pourquoi a-t-il pris tout à coup à ce Vert Galant l’idée saugrenue et néanmoins royale de mettre ces malheureux volatiles dans des pots, je vous le demande ? C’est à partir de là que la malédiction s’est considérablement développée sur l’espèce. Et le monarque a voulu que cette tuerie soit reconduite tous les dimanches. A raison d’une poule pour quatre personnes chaque semaine, vous vous rendez compte du nombre d’innocentes massacrées du 17 ème siècle à nos jours. C’est quelque chose de vertigineux.
Et êtes-vous en mesure, d’autre part, Corneloup, de m’expliquer pourquoi les hommes ont jugé bon de qualifier les filles faciles du nom de poule ? Ça, c’est le comble ! Voilà des êtres à qui on vole les œufs, qu’on fourre dans des pots sans raison valable apparente après les avoir plumés, et par dessus le marché, non content de les avoir méchamment martyrisés, on les compare à des traînées. Avouez que la poule n’a pas tort de la trouver saumâtre ! Je ne me suis pas particulièrement penché sur la vie sexuelle des poules, mais il ne m’est jamais venu aux oreilles qu’elles avaient coutume de s’envoyer en l’air à tout bout de « champ » avec des coqs calamiteux. D’après mes informations, ce serait plutôt le contraire. Le coq n’est pas souvent là. Il brille fréquemment par son absence. Il passe son temps à chanter, à rechercher d’où vient le vent, à se pavaner sur la place du village devant les jolies filles, ou encore sur les stades. Ah ça, paraître, il sait le faire. Mais pour le reste !…
Je vous accorde que, depuis que l’on a construit les villes à la campagne, le coq est mal vu. J’oserai même dire que le coq est persona non grata. A l’instar des cloches qui sonnent les heures et l’angélus, il trouble, par ses vocalises intempestives, le repos réparateur et innocent des honnêtes dormeurs et autres internautes épuisés par leurs tâches quotidiennes. Et sachez, Corneloup, qu’afin de pallier cet insupportable inconvénient, on en est arrivé, car on n’arrête pas le progrès, à envisager l’insémination artificielle pour les poules, ce qui débarrasserait une fois pour toutes les citadins, sinon de la coqueluche, tout au moins du chant du coq. Les poules aux pondoirs, les poulets à la broche, les coqs à l’échafaud, et ainsi, tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Ce qu’elles nous reprochent encore, les poules, c’est sans doute le fait que, de plus en plus, on les parque. Les unes sur les autres. Dans des espaces très réduits. Encaquées comme des harengs. C’est presque aussi émouvant que le métro à une heure d’affluence, ou la plage du bord de mer au mois d’août, ou encore qu’un stade au cours d’une rencontre internationale.

Mais leur a-t-on demandé leur avis, aux poules ? Non. On les a parquées sans discussion. Et elles n’aiment peut-être pas la culture de masse.
Elles ne souhaitaient sans doute pas grand-chose, Corneloup, les poules. Elles n’étaient pas très exigeantes. Elles désiraient vivre tranquillement dans une basse-cour, à picorer, à pondre, à caqueter innocemment, sans dire du mal de leurs voisins, et à entendre, le matin, le coq célébrer l’apparition du soleil. Et puis après, à finir dans une assiette. Tout cela suffisait à leur bonheur. Ça sentait le purin, d’accord, mais cette odeur ne les gênait pas. C’était naturel.
Seulement, une fois de plus, et là encore, il a fallu qu’on s’en mêle. Elles aimaient le maïs, on s’est mis dans la tête de leur faire manger du poisson. Résultat : non seulement elles ne sont pas heureuses, mais encore, quand le charcutier Chaudoreille fait rôtir des poulets devant son magasin, sur le trottoir, la rue entière dégage une odeur proprement pestilentielle. La chair de poule brûlée mâtinée de poisson, c’est un régal ! J’entendais l’autre jour la sous-préfète, Madame Atropos, qui loge non loin de là, raconter à une maraîchère que, laissant par temps chaud ses fenêtres ouvertes, lorsqu’elle reçoit ses amies pour le thé, l’après-midi, dans son salon, ça sent vous savez quoi ? La morue, mon cher. Voilà où nous en sommes !
Voulez-vous que je vous dise, Corneloup ? Les nouvelles habitudes culinaires que l’on a imposées à ces innocents gallinacés sans défense attentent à leur dignité : la poule sent la morue, mon vieux. Voilà où nous en sommes avec nos conneries. Et soyez certain que nous approchons des temps où la morue sentira la poule. Le coq au vin sent le maquereau, le poulet chasseur sent la sardine, et la sous-préfète sent la poissarde. Et tout ça, ça fait d’excellents français qui vont faire la fortune des fast-foods.
Et par-dessus le marché, moi-même, je ne me sens pas bien.
J’éprouve, Corneloup, j’éprouve une amère nostalgie à la pensée de la bonne grosse poule en chocolat de mon enfance, des feintes colères de la Directrice de l’école dont les vociférations évoquaient le chant du coq enroué lorsqu’elle trouvait sur nos tables d’écoliers des cocottes en papier, et du bon bouillon dont nous régalait ma grand-mère, lors des froides soirées d’hiver.
Le résultat, c’est qu’à force d’imaginer n’importe quoi, on a fini par se faire mal voir des poules.
De toute façon, moi, Corneloup, ma décision est prise : je ne veux plus voir cet œil posé dans mon assiette et me regardant comme si j’étais Caïn. Désormais, c’est dit : en place de poule au pot, je ne consommerai plus que des bouillons en cubes et de la poudre à l’arôme de poulet relevé de glutamate.
Et sur ce je rentre au bercail.

 

L’EFFEUILLEUSE AU PRÉ JOLI

 

L’EFFEUILLEUSE AU PRÉ JOLI

Alors que dans la touffeur de la nuit flottaient des parfums d’héliotropes.

Illustration de Jean-Marc Angelini

Elle était effeuilleuse dans un jardin potager qui ne manquait pas d’agrément.
Bien sûr, elle travaillait surtout à la belle saison. Mais il ne faut pas croire que le reste du temps, elle n’avait rien à faire.
L’été, il fallait, c’est indispensable, débarrasser presque chaque jour les plants de légumes des feuilles qui avaient séché, ôter les pousses superflues, aider le jardinier à l’arrosage, et enlever les herbes folles.
Et quand les jours raccourcissaient, les fleurs comme les arbres, ainsi que les arbustes, avaient besoin, à leur tour, de son amicale attention pour garder vigueur, et être, autant qu’il se pouvait, protégés du vent, de la froidure et des pluies.
Une belle nuit d’été, alors qu’elle traversait son domaine au retour d’une fête entre amis, la douceur de la brise aidant, et peut-être aussi les aimables agapes auxquelles elle avait sacrifié, elle fut prise, tel Noé, de l’irrésistible envie de s’effeuiller elle-même sous le ciel étoilé.
Les tomates, interloquées, en rougirent de confusion, et une laitue feuille de chêne, blonde comme les blés, s’offrit à recouvrir son pré joli, afin de le cacher.
Mais ce fut sans succès, l’effeuilleuse ne voulant rien entendre.
Dès lors, ayant pris goût à sa priapique promenade, elle la renouvela chaque soir.
Et les tomates, qui n’étaient plus du tout interloquées, devenues maintenant complices, rougissaient volontiers comme de jeunes effarouchées, les fraises tournaient à l’écarlate, les radis, les pois, les betteraves, les artichauts et que sait-on encore se mêlaient à la fête générale.
Les asperges se montraient un peut trop expansives, alors qu’au cœur des choux naissaient des fleurs tels des bébés joufflus.

A l’aube, la jeune effeuilleuse s’éclipsait pour s’en aller danser parmi les buddleias, tandis que des kyrielles de papillons jaunes et or scintillaient aux jeunes rayons du soleil renaissant.

Cet été-là, personne ne comprit pourquoi, la nuit venue, le jardinier ne répondait plus au téléphone.

 

LES PETITS RIENS

 

LES PETITS RIENS

Illustration de Jean-Marc Angelini

Le Directeur des Ressources Humaines : – Ecoutez, Colvert, j’ai enquêté sur l’efficacité de votre collaboration. Eh bien, franchement, je suis navré d’avoir à vous le dire, mais sans vouloir vous offenser et en dépit de votre fière allure, j’ai vraiment l’impression que vous êtes un canard boiteux.

Cardepoule a perdu la tramontane. Il guette le moindre courant d’air dans l’espoir de retrouver un peu d’équilibre. On le bourre de vol au vent mais sans succès. Quand on lui tape sur le ventre, il raisonne comme un tambour, comme s’il était plein de vide. L’ennui, c’est que loin d’aucune amélioration, le malheureux commence à souffrir d’aérophagie. On a peur qu’un de ces quatre matins, il ne s’élève dans les airs à la manière d’une montgolfière. Nous voilà bien ! Il a le souffle court. Il respire comme un crapaud qui croasse, et quelques bonnes âmes l’incitent à solliciter un pupitre de trombone à la fanfare municipale. Encore des couacs en perspective. Le chef ne va plus savoir à quels sons se vouer. Comme il n’y a plus un souffle d’air dans le jardin de l’infortuné, les feuilles mortes se ramassent à la pelle. Par les temps qui courent, je vous assure qu’on n’avait pas besoin de ça.

Pamphile (pour la énième fois en parlant de son chien) :
– Il ne lui manque que la parole !
Le chien : – Oh ! ta gueule !
Pamphile (sursautant) : – Comment ?
Le chien : – J’ai dit : ta gueule !
Pamphile (ravi) : – Ah !…j’avais bien compris.

 

ATTENTION À LA CHUTE !

 

ATTENTION À LA CHUTE !


« Dis donc, Tonton, quand tu déconnes comme ça, tu le fais exprès ou c’est sans le vouloir ? »
Raymond QUENEAU

Illustration de Jean-Marc Angelini

Hier matin, peu après que le propriétaire de la « Librairie du Cours » eût procédé à l’ouverture de son magasin, et alors qu’il était en conversation téléphonique pour une raison vraisemblablement professionnelle, un homme entre deux âges à l’allure marquée de componction et se distinguant par le port d’un monocle ainsi que d’un parapluie multicolore pénétra dans la boutique. Il était accompagné d’un bichon tenu en laisse. La communication téléphonique s’éternisant, le monsieur, qui montrait des signes d’impatience, se mit à feuilleter divers ouvrages offerts à la vue des clients et, sous le regard inquiet du libraire, il eut tôt fait de mettre un certain désordre parmi les livres exposés. Soudain, le bichon, maugréant, s’approcha d’un présentoir et, levant la patte sans plus de façons, il fit mine d’uriner. Ce que voyant, le libraire, inquiet, raccrocha enfin son téléphone et s’approcha du client qui, fulminant, sortit du magasin.
Sur le trottoir, il prit à témoin un passant ayant, de dehors, assisté à la scène et au cours de la conversation il lui précisa qu’il était à la recherche d’un roman introuvable de Raymond Queneau, « les Fleurs Bleues ».
Plusieurs autres témoins se demandent s’il ne s’agit pas d’un maniaque ayant dressé son bichon à des menaces urinatoires.

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Cet homme, d’une élégance raffinée quoiqu’un peu désuète et prêtant de ce fait à sourire, avec un monocle et un parapluie qu’il semblait ne jamais abandonner quelle que fût la couleur du ciel tant il paraissait en prendre soin, était entré, tenant son chien en laisse, dans la minuscule et unique librairie de la rue des Grassouillets, désireux qu’il était de faire l’emplette d’un roman du célèbre et talentueux écrivain Raymond Queneau, véritable magicien de la langue française qu’il tritura en tous sens, « les Fleurs Bleues », à l’instant où le libraire décrochait son téléphone et entamait une interminable conversation avec son interlocuteur lointain, délaissant ainsi son client potentiel qui, passées quelques minutes, commença à faire montre d’impatience en feuilletant plusieurs ouvrages que volontairement il ne remettait pas à leur place initiale, au grand dam du commerçant qu’agaçait maintenant le comportement du nouvel arrivé dont le chien, irrité lui aussi par cette longue attente, se mit soudain à aboyer avec fureur et s’apprêta à uriner sans façons sur un présentoir sous l’œil effaré du libraire qui raccrocha enfin le téléphone tandis que l’homme, découragé par une si longue attente, quittait avec son chien ce magasin inaccueillant.

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L’on ne compte plus celles et ceux qui recherchent sa brillante compagnie. Les femmes surtout apprécient autant le charme qui émane de toute sa personne que la grâce de ses moindres gestes. Et que ne dirai-je de l’élégance avec laquelle il s’exprime sur tous les sujets, même les plus prosaïques. C’est un plaisir sans pareil que de le voir, c’est un suprême délice que de l’entendre. Bel homme au physique tout de finesse, il se vêt avec une délicatesse, un goût, un raffinement qui devraient rendre jaloux nos couturiers. Ainsi choisit-il toujours une pochette assortie à sa large lavallière, et ses chemises froncées à poignets bouffants font l’admiration des marmousets les plus réputés du show-biz. Un monocle orne joliment son oeil droit qui ajoute à son charme une note de nostalgie d’un autrefois à jamais révolu.
Revêtu d’un ample macfarlane, tenant fermement à sinistre un long parapluie dont le rôle est de le mettre à l’abri d’un brusque changement de temps, son loulou de Poméranie se promenant au bout d’une laisse aux teintes mordorées qu’emprisonnait une dextre luxueusement baguée, il pénétra hier à la mi-journée dans la « Librairie des Dames du temps jadis » pour faire l’emplette du roman de Raymond Queneau « Les Fleurs Bleues » dont tout ce que Paris compte de beaux esprits vante à nouveau les qualités intrinsèques dans les grands salons à la mode. C’est un remake. Le libraire était occupé à téléphoner. S’écoulèrent de longues minutes. A bout de patience, notre homme commença à feuilleter les prix littéraires de cette fin d’année languissante et, pour marquer son agacement, il créa quelque désordre dans le rangement jusque-là sans défaut de l’étalage. Manifestement son manège inquiétait le libraire toujours suspendu à son téléphone. Le loulou s’impatientant lui aussi s’approcha tout à coup d’un présentoir qui traînait là, y leva une patte vengeresse, et s’apprêta, semble-t-il, à uriner. Ce que voyant le libraire coupa illico son portable et se montra disposé à s’occuper enfin de son client.
« — Ça va pas dans ta tête, coco, s’écria ce dernier avec une élégance raffinée. Tu es malade quelque part ou quoi ? Tu vas pas pisser ici, maintenant ! »
Puis, tirant sur la laisse du gentil loulou de Poméranie, il quitta le magasin avec sa dignité coutumière sous l’œil ébaubi du libraire.

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N’ayant rien à cirer pendant trois plombes, Labanane, qui avait les nougats en marmelade, se glissa dans une libroche sise en la rue des Grandes Gueules, et ceci dans l’espoir d’y trouver une banquette où poser quelques instants son flasque sans trop se geler les panards. De plus, bien que sans un maravédis dans le bénard, il rêvait de se payer pour son petit Noël un gribouillis du père Queneau ayant pour titre « Les Fleurs Bleues ». D’une paluche molle et moite, il tenait un lacet au bout duquel se dandinait un molosse à poils longs, gras du bide et rasant le sol, plus coté à l’Argus, à coup sûr, depuis perpète.

A son brandillon gauche se baladait poussivement un pébroque délavé, flapi, exténué, les baleines en tire-bouchon sur les rotules. Ce riflard épuisé avait sans doute servi d’ombrelle à la Comtesse née Rostopchine lors de ses premiers émois amoureux. Plissant son naze vers l’oreille droite, le bonhomme arborait une bésicle monoculaire qui le rendait semblable à un dignitaire de l’armée prussienne de l’avant-avant dernière. Il aimait se promener ainsi car il était persuadé que ce détail donnait aux pékinois l’impression qu’il en avait des tonnes sous les bigoudis. Mais sa tête ne sembla pas en imposer plus que ça au tenancier de la boîte à rêver qui avec une louable application crachotait dans le pavillon d’un bigophone rutilant de l’époque Louis XV. Le temps passait, imperturbable. Labanane, qui n’aimait pas se laisser écraser les arpions par n’importe quel gnace commença vite à montrer des signes d’impatience à ce bas du plafond, taillé, de plus, dans un bâton de sucette. Charriant sans vergogne dans les bégonias, le Tatave à la noix de cajou continuait de susurrer sèchement des mots inintelligibles dans son propulseur à pustules.

N’ayant en outre même pas de quoi s’asseoir, Labanane, toujours accompagné de Boubouille, son vieux clébard, s’approcha d’un camion d’étagères où paressaient des tas de bouquins – vieux papiers, tops, rossignols et autres balourdises. Il entreprit d’en feuilleter plusieurs, de-ci, de-là, semblant prendre un furieux plaisir à mélanger la marchandise. Devant ce qui menaçait d’aboutir à une éprouvante Bérézina, le bouquiniste sentait que ses fesses commençaient à faire bravo ; mais il ne lâchait toujours pas son crachoir à ficelle. Finalement, l’intrépide Boubouille, qui en avait plein les chaussinettes, vint au secours de son vieux dab en faisant mine de lisbroquer au pied mignon d’un présentoir, tout en meuglant comme une vache égarée. Sur quoi Labanane, pleurant de rire, en perdit sa roulette oculaire qui, franchissant la porte de l’échoppe alla s’écraser sous le pied d’un passant, tandis que le tôlier, dans un gigantesque hoquet, avalait sa bavarde écarlate et du même coup son bigorneau.

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Le chien de Théorbe manque tout à fait d’éducation. Je ne sais où il a été élevé mais son comportement n’est guère flatteur pour ses maîtres, c’est le moins que l’on puisse dire. Que l’on s’étonne, avec de tels exemples, de la perte progressive et générale de civisme.
Figurez-vous que l’autre jour, l’animal a levé la patte et fait mine d’uriner, tout en maugréant méchamment, sur le présentoir de la collection « Que sais-je ? ». C’est évidemment une insulte à la culture. Du coup, Bonnefeuille, le libraire, a raccroché précipitamment son téléphone pour éviter les grandes eaux. Il était temps. Cependant Théorbe allait, d’un rayon à l’autre, feuilletant fébrilement ouvrage sur ouvrage, à gestes saccadés, mélangeant, comme à plaisir, des livres qu’il faisait semblant de consulter. Il ne peut pas ne pas avoir vu les agissements de son chien. Pour moi d’ailleurs, ces deux-là étaient complices. Ils voulaient sans doute se venger l’un et l’autre du peu d’empressement que Bonnefeuille montrait à leur égard. Le chien, auquel j’exprimais par la suite ma désapprobation, m’a laissé entendre que son maître voulait faire l’emplette d’une oeuvrette de Raymond Queneau « Les Fleurs Bleues ». C’est la raison pour laquelle ils avaient franchi de concert la porte de la « Librairie des Délaissés ».
Théorbe, toujours élégant, avait monocle à l’œil et arborait, suspendu à son avant-bras gauche, un parapluie à fleurs fanées. Avec son urbanité habituelle, il n’avait pas manqué de murmurer à l’adresse de Bonnefeuille qui était déjà au téléphone à son arrivée un discret mais amical bonjour.
Rien ne laissait alors supposer que ce contact de prime abord courtois allait être mené jusqu’à la limite d’une miction vengeresse.

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Je venais de laisser ZAZIE DANS LE MÉTRO à la station Saint-Michel. Après le RUDE HIVER que j’avais passé il n’était pas question pour moi de COURIR LES RUES, mais plus sagement de faire une petite visite à PIERROT MON AMI, avant d’aller rejoindre ODILE qui habite les BORDS de Seine. Chemin faisant, mon regard fut attiré par un énergumène, dandy d’un autre âge qui ne manquait pas de distinction mais qui avait sans doute jugé bon de se singulariser en portant à l’œil droit un monocle 1900 tout en faisant tournoyer de sa main gauche, en guise de canne, un parapluie à fleurs suranné, n’ayant plus, en cas d’averse, que ses baleines pour pleurer. De plus, et ce détail me parut des plus surprenants, de l’autre main, il tenait une longue laisse au bout de laquelle se trémoussait un CHIEN poussif qui portait une MANDOLINE en bandoulière. L’étrange duo s’arrêta devant la vitrine de la « Librairie du Pélican qui fume ». J’en fis autant. Le regard de l’olibrius se fixa avec insistance sur un roman de Raymond Queneau « LES FLEURS BLEUES » qui vient de faire l’objet d’une réédition. Sans doute notre homme voulait-il se procurer ce livre puisqu’il pénétra bientôt dans le magasin. Le libraire était en train de téléphoner. Suspendu à l’appareil comme une chauve-souris à la chevelure suintante d’un baba-cool en goguette, le commerçant semblait ne pas vouloir se préoccuper du nouveau venu. J’entendis celui-ci marmonner à l’oreille de son compagnon « SI TU T’IMAGINES que je vais attendre jusqu’à LA SAINT-GLINGLIN, ce que tu te goures, fillette ! ». Soit dit en passant, j’en conclus que le chien était une chienne. De plus en plus intrigué par cette scène pour le moins insolite, et ma curiosité me poussant à connaître la suite de l’histoire, je fis semblant de continuer à m’intéresser aux titres exposés en vitrine alors qu’en réalité j’observais ce qui se passait à l’intérieur de la librairie. Le bonhomme se mit bientôt à feuilleter nombre de livres rangés sur les rayons, et à l’évidence, il prenait un malin plaisir à ne pas les remettre à leur place. Manifestement, ce manège contrariait le libraire mais ne l’empêchait pas de continuer à téléphoner. Brusquement, le chien aboyant bruyamment, se précipita vers un présentoir où étaient exposés des manuels de savoir-vivre et il leva la patte dans l’intention bien évidente de se mettre à uriner. Soit dit en passant, à cette occasion, je me rendis compte que c’était moi qui m’étais gouré car la poussive était un poussif. Effrayé, le libraire raccrocha précipitamment le combiné et chassa l’animal juste avant L’INSTANT FATAL.
Le beau et la bête sortirent de l’échoppe et disparurent à l’horizon.
Dans la soirée, je les revis assis sur un banc du Jardin du Luxembourg. Sur sa mandoline, le chien jouait un air napolitain que son maître semblait écouter avec délectation.

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C’est un animal bipède qui semble raisonnable (mais l’est-il réellement ?), et dont la race occupe le premier rang parmi les êtres organisés, du moins est-ce lui et ses congénères qui l’affirment. Il tient à l’extrémité de sa patte droite un petit pavillon portatif qui lui sert à s’abriter de la pluie lorsque, d’aventure, celle-ci le surprend en pleine rue ; il porte en outre sur un seul de ses yeux une lunette dont on peut supposer qu’elle est placée là pour suppléer à une vue partiellement déficiente. De sa personne émane une impression générale d’élégance un peu surannée.
Il est accompagné d’une laisse au bout de laquelle se dandine un quadrupède domestique muni de grandes oreilles qui retombent de chaque côté d’une très longue tête affublée d’un museau pointu. Tout cela donne à cet être étrange l’aspect éploré d’une vicomtesse sur le retour que l’audition des dernières mélodies de Céline Dion aurait plongée dans une indéfinissable et irrémédiable mélancolie.
Les deux bêtes pénètrent dans la « Librairie du Canard qui boite » » pour y acheter « Les Fleurs Bleues », une œuvre en prose de l’Oulipien Raymond Queneau.
Le tenancier de la boutique est en train d’échanger des propos sur tout et sur rien avec un interlocuteur invisible situé sans doute à l’autre extrémité d’un appareil de téléphonie sans fil dont il tient la partie inférieure devant son orifice buccal et la supérieure collée au pavillon de son oreille droite. Il postillonne allègrement.
Après quelques instants de patience, le bipède qui pensait utiliser les services de ce commerçant le trouve maintenant désinvolte. Il est agacé, et il commence à feuilleter plusieurs ouvrages d’esprit soit en prose soit en vers offerts à sa vue et à ses extrémités tactiles supérieures. Il repose les livres sans trop tenir compte de leur emplacement initial. Le libraire observe ce jeu et son regard ne manque de se rembrunir.

Le quadrupède aux longues oreilles rappelle sur un ton courroucé le commerçant à un peu plus de considération pour le chaland qui passe et devant l’attitude persistante de celui-ci, il fait mine de se mettre en position d’évacuer, au pied d’un présentoir, le liquide excrémentitiel sécrété par les reins, d’où il coule par les uretères, dans la vessie qui, après l’avoir conservé en dépôt pendant quelque temps, le chasse au dehors par l’urètre en se contractant.
Ce que voyant, le libraire, vert de peur et frappé de stupeur, met précipitamment fin à ses échanges verbaux bigophoniques.

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Nous étions arrivés dans cette ville depuis une quinzaine environ, celui qui se prend pour mon maître et moi-même. (Je lui laisse ses illusions. Bon bougre mais un peu bref. Pas méchant le moins du monde. Bête, oui. Mais pas méchant).
Il avait réservé dans un quartier du centre une chambre à dormir debout. C’est l’une de ses marottes, une turlutaine, comme vous dites en français. Il s’est en effet décidé à dormir tête en bas et pieds au mur. Il prétend qu’ainsi, dès qu’il s’éveille, il voit le monde à l’envers, et qu’alors, ça rétablit un peu l’équilibre.
Je le promène au bout d’une laisse deux fois par jour. J’en profite d’ailleurs pour pisser… et tout… Il me suit comme un toutou, sans jamais maugréer.
Vu d’en bas, c’est un original. Il suit la mode dernier cri : jeans délavés et non ourlés, baskets aux lacets délacés, ceinture au ras des fesses et tout le toutim. De plus, tenez-vous bien, monocle dernier cri et riflard-téléphone portatif, récente découverte, protection efficace contre les crachins de toutes sortes.
Un matin, comme nous passions devant une librairie ancienne, « Le Roquentin », voilà mon bonhomme pris d’une soudaine envie d’y entrer. Je résiste, il insiste. J’insiste, il résiste. Nous n’en sortirons pas. Mais encore aurait-il fallu y entrer, me dis-je, perplexe. Je me rappelle alors l’avoir entendu dire l’autre jour à l’un de ses proches qu’il envisageait de se procurer un vieux roman de Raymond Queneau, « Les Fleurs Bleues ». Il souhaitait le relire les pieds au mur, ce qui sans doute, me dis-je, n’aurait pas déplu à la Quenotte qui s’y connaissait en couillonnades.
Nous finissons par entrer dans l’échoppe.
Un rabougri, et qui plus est en blouse grise, une toque sombre au sommet d’un crâne de chouette-hulotte postillonne dans un téléphone fixe, et qui plus est au garde à vous sur une table poussive, poussiéreuse, basse, et qui plus est à roulettes, et happe alternativement et goulûment la mousse d’une barbe à papa dont il brandit virilement le support d’une main gauche, et qui plus est flétrie comme un vieux gant de crocodile. Mon turbulent polichinelle fait le pied de grue un long moment, puis, ulcéré de voir que le vil commerçant ne semble tenir aucun compte de notre présence, il commence à se livrer à diverses turlupinades, innocentes d’abord, s’amusant à feuilleter plusieurs livres exposés à l’étalage et ne les remettant pas en place, facéties de potache, puis de moins bon goût, tels que barrissements intempestifs, ululements lugubres, halètements de siphonophores sur le retour, pour en arriver à des hurlements de liturgistes contrariés par le dernier concile. Sentant que tout cela va mal tourner, je me mets moi-même, pour calmer le jeu, à aboyer frénétiquement, tout en faisant mine de m’apprêter à uriner sur un présentoir d’incunables. De saisissement, le rat tout gris raccroche son téléphone et laisse tomber sa barbe à papa que je m’empresse bien sûr d’avaler, avant de m’éclipser dare-dare avec mon escogriffe en laisse qui, pour se mettre à l’abri de retombées indésirables, ouvre son parapluie et téléphone à son avocat.

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L’estimé réalisateur B.B.Q. et ses collaborateurs les plus proches « revisitent » le thème de « Place à la Poésie » en vue d’un remake (qui devrait faire un tabac, chuchote-t-on déjà dans les milieux cinématographiques autorisés et dans les officines promotionnelles itou).
D’aimables confrères ont réussi à se procurer des extraits du carnet de notes de
Maître Q.
On trouvera ci-après quelques informations sur sa prochaine production.
Séquence de la librairie.
Argument :
C’est le début de l’histoire. Scène d’exposition. Spiridion est à la recherche de « Cent mille milliards de poèmes », un recueil poétique de Raymond Queneau. Il entre dans une librairie. Le libraire, en pleine conversation téléphonique, loin de chercher à abréger celle-ci pour se mettre à la disposition du nouveau venu, continue de s’entretenir avec son correspondant comme si de rien n’était. Spiridion, après quelques instants d’attente, commence à feuilleter plusieurs ouvrages rangés sur les rayons, et, pour manifester son impatience auprès du libraire bavard, repose chacun des livres consultés dans le désordre. Inquiétude du libraire. Le chien de Spiridion, prenant le parti de son maître, se met à aboyer, puis fait mine de lever la patte au pied d’un présentoir. Le libraire, pris de panique, raccroche précipitamment son téléphone.
Développement.
La scène se déroule en grande partie dans une librairie du Quartier Latin, à Paris, un matin vers 10 heures, par un temps gris et froid. C’est l’hiver.
En plan général, des gens vont et viennent sur le large trottoir d’une avenue qu’on ne peut localiser avec précision, ce qui d’ailleurs n’a aucune espèce d’importance pour la suite de l’histoire. L’essentiel est que celle-ci se déroule à Paris, car les producteurs savent pertinemment qu’en France, tout ce qui se passe d’artistique en dehors de la capitale n’a strictement aucun véritable intérêt pour l’intelligentsia qui fabrique l’opinion.
La plupart des passants ont l’air d’être frigorifiés.
Zoom sur l’un d’entre eux qui, en cet hiver 2007, se distingue par un look très in à l’époque pré boulangiste. Boots cirés en aiguilles à tricoter, bouts pointus, sur pantalon à pattes d’éléphant, avec larges carreaux. L’individu est revêtu en outre d’un ample pardessus qui fait davantage penser à un long carrick qu’à une courte gabardine. Autour de son cou girafiforme, un foulard vert glauque nonchalamment noué à la manière d’une lavallière 1901 sans but lucratif. Casquette anglaise. Parapluie bécassine se balançant sur le poignet gauche. Silhouette évoquant le long échalas filiforme surmonté d’une petite tête à profil d’aigle.
Gros plan sur le visage : yeux de poisson exterminé suite à une catastrophe écologique en province, non prévue par la météo. Monocle cerclé italien or 14 carats. Oeil gauche affublé d’un chalazion ainsi que d’un compère-loriot frappé d’obésité. Regard à couper le souffle et à damner Sainte Marie-Madeleine après qu’elle se fût rangée des voitures.
L’œil droit du personnage est attiré par la vitrine d’une librairie. Il s’en approche.
Gros plan sur un ouvrage de Raymond Queneau intitulé « Cent mille milliards de poèmes ».
Plan rapproché des yeux de l’échalas qui clignotent de satisfaction. A tel point que son monocle en tombe.
Plongée de la caméra vers le sol. A ce moment seulement, on découvre que Spiridion tient un basset au bout d’une laisse en boules alternatives de cristal de Bohème et de raphia tressé, et que l’animal urine dru et gravement sur les plaques de marbre qui soutiennent la vitrine du magasin. Le monocle, suivi par la caméra, va se perdre sous le talon aiguille d’une grande dinde qui fait le pied de grue sur le bord du trottoir. Sans s’émouvoir, l’échalas tire de son haut-de-chausse un deuxième monocle en verre Cathédrale et il le porte à son œil droit.
En plan général, la caméra retrouve l’homme et son chien dans la librairie.
Une foule bigarrée évolue dans les allées du magasin et feuillette de-ci de-là des ouvrages offerts à sa vue et à sa portée.
Plan rapproché sur une dame genre vieille demoiselle boursouflée qui dévore avec gourmandise un exemplaire du Kamasutra sous l’œil indigné d’un bouledogue anglais revêtu d’un manteau en droguet et qu’elle maintient fermement entre son bras gauche et un sein, gauche également, qui semble totalement épuisé. (Attention : on décidera de l’opportunité de placer le chien sous l’épaule gauche ou droite de la donzelle en fonction de la majorité politique au pouvoir au moment du tournage du film). Plus loin, un homme invisible contemple longuement et sous toutes les coutures un Lagarde et Michard d’avant la dernière guerre mondiale puis le repose à sa place. L’homme étant invisible, on doit bien évidemment ne voir évoluer que le livre dans l’espace, sans support, le but étant de montrer aux générations en devenir l’inanité totale de la littérature en général et de la poésie en particulier, à l’orée du XXIème siècle.
Plan rapproché
Près de la caisse enregistreuse, le libraire, au téléphone. Un portable très compact (important, car le libraire devra l’avaler à la fin de la séquence).
Plan moyen
L’échalas regarde le libraire qui regarde l’échalas les yeux vides de sens, trop occupé qu’il est par son entretien téléphonique. Le manège dure quelques instants, puis, Spiridion s’impatiente. Il commence à feuilleter à son tour des ouvrages qu’il prend, au hasard, sur divers rayons. Pour exprimer sa forte désapprobation au regard du libraire qui montre une parfaite indifférence à son endroit, il commence à remettre les livres qu’il consulte n’importe où, sauf à leurs places respectives initiales. Le libraire, qui suit cet éprouvant manège, s’irrite peu à peu du comportement de l’étrange quidam tout en continuant à téléphoner. Brusquement, Spiridion imprime une secousse à la laisse de son chien qui se met à aboyer à l’adresse du libraire, et lève une de ses pattes, faisant mine de s’apprêter à uriner au pied d’un des présentoirs du magasin. Le libraire, de saisissement, en avale son téléphone.
Fin de la séquence
La musique est inspirée de l’œuvre d’Eric Satie « le water-chute ».
Notes complémentaires
Au cours de séquences ultérieures, le spectateur apprendra :
1) que la vieille dame au Kamasutra est en réalité un agent des Services Secrets qui piste l’échalas soupçonné d’un sombre trafic de poésies, avec l’aide de nombreux complices, dans le but de débarrasser l’humanité une fois pour toutes de ces bagatelles totalement improductives.
2) que suite au regrettable incident de la librairie, celle-ci a fermé ses portes et a été remplacée par une supérette qui s’est spécialisée dans la vente de produits à la mode et avariés.

A la fin du film, on retrouve l’ancien libraire obtenant un franc succès dans un numéro de ventriloque.